Espace-temps dans la cure analytique

 


 

Par Laetitia Putigny-Ravet- 30 mars 2021

 

Quand il m’a été proposé de travailler sur la question de l’espace et du temps dans la cure analytique, c’est avec la boussole de mon analyse que cette question s’est ouverte pour moi.

Alors que j’étais depuis quelques années en analyse, je raconte un rêve récurrent d’une pièce vide, une pièce interdite  et de laquelle je restais à la porte. Cette pièce me faisait  énigme. Pour mon analyste, cet espace était une métaphore de mon espace psychique, cette pièce vide, interdite,  était mon inconscient et ma position qui m’avait conduite en analyse était celle d’en être à la porte, extérieure à mon intériorité. J. Cacho créait ainsi une béance à partir de cet espace vide qui faisait énigme pour moi.

Arrêtons-nous sur ce vide : dans le chapitre XX du séminaire de l’Ethique, J. Lacan se réfère au potier qui façonne le vase, il crée cet objet non dans sa valeur d’ustensile mais de signifiant. Le vase, ce qu’il crée, c’est un vide introduisant dans le même coup la perspective de le remplir, « et c’est pourquoi le potier, tout comme vous à qui je parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, il le crée tout comme le créateur mythique ex nihilo, à partir du trou ».[1]

Le vase, la pièce vide, un contenant « fait pour représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide, tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien».[2]

Quelle était la portée de cette construction de mon analyste ?

Freud, dans les écrits techniques, évoque la névrose de transfert en précisant que « dans l’action de l’analyste, il s’agit de limiter les droits de la compulsion de répétition en ne la laissant subsister que dans un domaine circonscrit» ; « Il remplace sa névrose ordinaire par une névrose de transfert. Le transfert crée de la sorte un domaine intermédiaire entre la maladie et la vie réelle, domaine à travers lequel s’effectue le passage de l’un à l’autre. »

La névrose de transfert consiste à fabriquer un espace qui donne lieu à « une maladie artificielle partout accessible à nos interventions ». [3]

Mon analyste circonscrivait  dans l’espace de l’analyse mon inconscient,  ce qui façonnait un contenant pour un contenu créer à partir du vide : des actes manqués, des lapsus, des  formations de l’inconscient pouvaient ainsi y être déchiffrés,  lus, interprétés.

Construction d’un espace pour donner forme au lieu de l’inconscient et construction d’une névrose artificielle, celle de la névrose de transfert, pour déchiffrer cet inconscient. Il y a le temps de la cure et j’ajouterai, le temps de notre propre cure , celle qui vide, fait approcher d’une béance, d’un réel jamais saisissable mais qui transforme et ouvre sur l’altérité.

Avec une patiente, je me surprends à ouvrir la porte, le téléphone encore collé à l’oreille, à écouter une autre patiente, toujours confinée en Normandie.

Tout le long de la séance, cette patiente ne me parla que d’une collègue à l’accueil du cabinet où elle travaille qui l’exclut et l’accueille mal et à qui elle ne peut dire quoi que ce soit sur son comportement. Sa frustration est grande. Avez-vous déjà ressenti de l’agressivité ici ?

Dans le transfert et dans le temps de la séance, je lui indique l’avoir entendue,  je fais le lien à la fin de la séance,  entre son propos sur sa collègue et mon accueil l’objet téléphone collé à l’oreille et je remarque qu’elle en veut à l’analyste pour cet accueil si peu accueillant mais je lui assure que mon oreille a entendu. Elle repart soulagée.

Est-ce que je fabrique ainsi un espace pour le transfert ? Est-ce que cette construction n’est possible que parce qu’il y a du transfert ?

Il y a deux espaces temps concomitants. Le temps de la cure, celui où se déploie et se circonscrit le transfert avec l’analyste  et le temps de la séance celui où surgit une béance un réel qui ouvre sur un espace-temps nouveau, celui de la mise en acte dans le temps du transfert.

Ne pouvant m’attaquer directement, ne pouvant attaquer directement sa mère, elle est passée par l’ espace de la cure construit avec l’analyste pour dire le plus abjects pour elle : son vœu de mort inconscient, vœu entendu et reconnu dans le présent d’une séance, vœu qui n’a pas détruit l’analyste.

Dans  un passage tiré des « Ecrits », Lacan se réfère à sa pratique d’analyste et nous rapporte un symptôme de fin d’analyse chez un patient névrosé obsessionnel. Il se trouve atteint d’impuissance. Il relate le rêve de sa maitresse, rêve dans lequel elle se trouvait pourvue d’un phallus. Peu après ce récit, le symptôme chute.

Lacan nous dit «on lui a fait connaître  la place qu’il a prise dans le jeu de la destruction exercée par l’un de ses parents sur le désir de l’autre. Il devine l’impuissance où il est de désirer sans détruire l’Autre, et par là son désir lui-même en tant qu’il est désir de l’Autre».[4]

« Deviner », « faire connaître » sont deux mêmes termes que Freud utilise à propos de la construction, dans « la technique analytique » : « construction », « deviner », « faire connaître ».,

Quels sont ces temps du « deviner » et  du « faire connaître » ?

« L’analyste lui, n’a rien vécu ni refoulé et il faut, dit Freud,  d’après des indices échappés à l’oubli, qu’il devine ou, plus exactement, construise ce qui a été oublié ».[5]

Viderman écrit que « ce n’est pas dans le langage que l’analyste découvre l’inconscient, mais dans les trous du langage, dans sa claudication accidentelle ; sous la nappe des associations, il devra deviner les courants qui en agitent le fond ».[6]

Ce « deviner » ne fait pas tant référence  au devin qui révèle, prophétise, prédit l’avenir, déjà écrit, gravé dans le marbre dans un temps mythique, mais bien plus à un mouvement qui consiste à mettre au jour,  à « faire connaître ».

Deviner et construire à partir des trous de la mémoire, à partir des trous du langage…

Je continue avec le texte de Lacan concernant son patient névrosé obsessionnel, « il n’y faut pas seulement le plan d’un labyrinthe  reconstruit, ni même un lot de plan déjà relevés. Il faut avant tout posséder la combinatoire générale qui préside à leur variété sans doute, mais qui, plus utilement encore, nous rend compte des trompe-l’œil, mieux des changements de vue du labyrinthe ».[7]

Si dans la cure, il y a bien un travail de remémoration, de constructions et reconstructions  « un lot de plan déjà relevés » à partir des trouvailles et retrouvailles, elles sont incertaines, soumises aux doutes , et vouées à être modifiées, remaniées.

Le psychanalyste relève les trompe-l’œil, provoque des changements de vue,  il crée des points de réel dans les constructions du patient d’où pourront s’insinuer un lapsus, surgir une association, des mots qui veulent dire et disent autre chose.

En relevant la pièce vide, en construisant un lieu pour mon inconscient à partir de ce point de réel de mes souvenirs, mon analyste construisait un contenant pour un contenu inconscient.

« L’interprétation ne dit pas ce qui est mais fait être ce qu’elle dit ».[8] L’interprétation ne serait-elle pas une construction qui prend effet d’interprétation dans l’après coup ?

Il est question maintenant d’une cure qui a débuté par une intervention, construction ou interprétation,  « qui fait être ce qu’elle dit », qui circonscrit au temps de la séance la parole d’un enfant  et « assemble dans une unité de sens qui n’a d’autres histoires que celle  qui est en train de se faire ici et maintenant ».[9]

C’est un enfant qui vient à cause d’une impulsion qui le pousse  à aller visionner une image horrible sur internet, un monstre. Il me dit :

 « C’était mon défit d’appuyer sur les lettres du nom du monstre  et refermer la fenêtre avant qu’il n’apparaisse. Parfois, je recule ma chaise pour ne pas cliquer.»

Je lui demande de m’écrire sur une feuille les lettres qu’il tape sur l’ordinateur, il ne peut pas et à la place, il écrit « lego ».

Il a recours au dessin, il me dessine un démon. Il a deux yeux pour voir en même temps le passé et le futur et quatre autres, tout petits, pour voir le présent. Il me dit que lorsque ce démon décide de voir avec l’œil du passé , il voit en même temps avec l’œil du futur - ils sont indissociables - ainsi qu’il voit le présent en noir et blanc. Quand il est dans le présent - et que les yeux du passé et du futur ne voient plus - il voit en couleur. Je lui réponds «  tu viens donc ici pour voir en couleur ».

Mon intervention consiste ainsi à construire les jalons d’un espace dans lequel un travail dans le transfert va pouvoir se déployer. Cette interprétation a ouvert par la suite à un autre espace-temps, celui de la création d’une bande dessinée.

En séance, il élabore  des personnages et des histoires pour sa BD.  A la maison, il continue, transforme, fabrique les tomes de son livre: le présent est articulé à un passé déjà écrit à la maison et un futur qu’il projette dans le nombre de tomes qu’il faudra pour raconter cette histoire. Un présent, qui est celui de la feuille blanche en séance, celui « en couleur » où il dessine, colorie et à côté duquel j’écris son récit. 

Je mets à sa disposition dans le bureau un porte vue où je range ses dessins ainsi que les mots que j’ai écrit sous sa dictée. Son histoire se transforme dans les allées et retours entre le cabinet et la maison, la chronologie  des différents tomes n’est pas linéaire,  et il me dit qu’il faudra encore beaucoup de séances avant d’en arriver à la transformation de l’héroïne méchante.

Je cite Elsa Caruelle-Quilin :  « Un espace c’est aussi, il me semble, une durée : pour qu’il y ait un espace, il faut que ça dure ».[10]

Il y a un personnage masculin, enfermé dans une prison de papier, seul garçon de sa BD et qui porte le même prénom que lui. Il n’y a ni fenêtre, ni porte à sa prison de monstres mais un trou dans le mur qui laisse entrevoir une porte qui s’ouvre grâce à un papier avec un enchantement.

Au début, il photographiait le dessin de la séance pour le ramener à la maison. Par la suite, je lui propose que les dessins fabriqués en séance y restent en argumentant sur l’espace de confidentialité.

La séance suivante, les problématiques des phénomènes étrange et des disparitions d’objets   sous ses yeux réapparaissent  et il me raconte qu’il ne peut s’empêcher d’aller voir sur internet des monstres, le regrette par la suite car ils le terrifient  la nuit.

Quelle était la fonction de cette photographie ? La papier avec l’enchantement ? Ouvrir la porte d’un espace où les murs sont en papier, celui où il cohabite avec des monstres que son inconscient, porté par la pulsion sadique, fait surgir ? La photo du dessin maintenait-elle  la continuité des deux espaces, maison/cabinet, et ainsi quelque chose de l’horreur ?

Après la photo, ce sont les secrets qu’il décide de déployer dans cet espace de confidentialité. Le secret, la porte fermée, sans l’effet de l’enchantement de la photo,  permet-il de faire coupure  entre un lieu et un autre plutôt que jonction, espace transitionnel comme on peut le supposer de la photo ?  S’agit-il que la porte soit fermée pour que des mots, des écritures, puissent border l’horreur ? S’agit il qu’elle soit ouverte pour  que « l’opération soit toujours à refaire »[1] comme le suggère Françoise Davoine avec l’éternel retour ? S’agit il,  par cette porte, ce papier et  cette photo de créer les conditions d’une continuation du temps de la séance ?

La suite du travail avec cet enfant nous permet d’avancer un peu plus dans ces questions. Depuis,

- il écrit dans sa bande dessinée  sur « le livre retrouvé des origines cachées » de son héroïne

- il construit  sa famille, mon bureau mais aussi les univers  qui lui font peur en lego.

- il a refermé, dans sa BD, le portail qui propulsait son héroïne dans un monde en dehors de la réalité. Dans cette porte, il y a un message qui lui demande « de détruire le mal et reprendre sa vie normale. »

- et enfin, il dessine pleins de monstres différents, vu sur internet avec l’accord de sa mère.

Que permet la bande dessiné ? D’articuler de l’écriture au dessin dans une temporalité, un récit où il fabrique et anticipe des transformations. La bande dessinée contient des images qui pacifient l’horreur.

Que permet le dessin du monstre ? Fabriquer une image ? La construction d’un récit imaginaire sur le monstrueux qu’il craint à l’extérieur et en lui  ? Si son impulsion à ouvrir la porte est encore très vive, cette dernière détient en elle un message à déchiffrer, un papier qui le retient. J’ajoute qu’il passe maintenant par une demande à l’autre pour aller visionner les images de monstres sur internet.

Avec le papier, la photo qui circulent entre la prison de papier et le papier pour sortir de prison mais aussi avec la porte fermée au secret, le porte vue - tu dessines /j’écris - les lego, et le message dans la porte, s’agit-il de constructions pour fermer la porte à la scène primitive, apaiser sa pulsion sadique  et l’ouvrir à une construction fantasmatique ?

Sa vie pourrait se contenir dans  une série télévisée,  constate-il, il en serait à la saison 10 (car il a 10 ans) et à l’épisode « le cabinet » lieu d’où une construction est en cours.

 

 

 

 



[1] J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, l’Ethique de la psychanalyse.

[2] Ibid

[3] S. Freud,  « Remémoration, répétition, perlaboration » in La technique psychanalytique, 1953.

[4] J. Lacan « La direction de la cure », in Les Ecrits.

[5] S. Feud,  « La technique psychanalytique », PUF.

[6]  S. Viderman  « La construction de l’espace analytique », 1982, Gallimard.

 

[7] J. Lacan, « La direction de la cure », in Les Ecrits.

[8]  S. Viderman« La construction de l’espace analytique », 1982, Gallimard

[9] Ibid

[10] Blog Groupe de Recherche https://recherchesaint-anne.blogspot.com/2020 /11/point-de-fuite.html

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