Le nœud beau ?

 par Elsa Caruelle-Quilin

                                                          Le nœud beau ?

 

 

 

 

«Cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes, masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites: il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine.»

Robert Antelme, 1947

 

 

Figure 1 : le lapsus de nœud (S/R) repéré par Lacan chez Joyce[1]

 




 

 

Le lapsus de nœud isolé par Lacan à propos de Joyce se retrouve dans l'autre « cas » du séminaire le Sinthome. Celui que Marcel Czermak surnomma l'homme aux paroles imposées, Gérard Lumeroy, ravale son nom propre en nom commun, et ce dès les premiers mots de la rencontre avec Lacan, ce qui pose d'emblée la question de l'effet du transfert dans les psychoses.

 

Gérard: Je n'arrive pas à me cerner... il se fait une disjonction, je suis constamment en train de fluer l'imaginatif ... le langage pourrait présenter des couches et des sous-couches. Par exemple sur mon nom, j'avais décomposé mon nom en Geai (un oiseau), rare (la rareté)

Lacan: geai Rare

Gérard: LUM-Roi.

 

Cette traduction du nom propre en nom commun est un point nodal de la clinique des psychoses. Le nom propre n'est pas un signifiant, il ne renvoie pas à un autre signifiant, il est intraduisible (Champollion) : le symbolique outrepasse ici ses droits. Cette transgression des lois du langage, cette réduction au nom commun, cette morsure du symbolique sur le réel est bien connue des classiques, comme de Leuret pour n'en citer qu'un, aux prises avec « la personne de moi-même n'a pas de nom » [2]. L'exception est réinsérée dans la batterie signifiante, dans le rond du symbolique. C'est un lapsus de nœud, le symbolique prend le pas sur le réel en un point (fig. 1). "C'est à partir de là", comme le discerne très précisément l'homme aux paroles imposées, que se noue la psychose. Ce lapsus de nœud, nous le connaissons mieux sous le nom de forclusion du Nom du père, phénomène basal de la psychose.

 

Figure 1 bis: la forclusion en 3D (S/R=I)




 

La déliaison de l'imaginaire, désormais non troué, celle que Lacan décrit du corps de Joyce qui tombe « comme une pelure » [3], serait alors la troisième dimension de la forclusion du Nom du père, la troisième dit-mansion du lapsus de nœud.

 

Jean-Philippe appelle, il veut savoir « si on peut engendrer une psychothérapie». Alors il vient me voir. A peine assis, je m'entend lui demander son nom de famille et surtout comment ça s'écrit, ce qui n'est pas, sans doute à tort, mon habitude. Il épelle son nom, «avec ou sans accent tréma sur le i». C'est comme ça que nous nous rencontrons. Je lui demande « avec ou sans tréma sur le i ? »       «C'est comme vous voulez, desfois je le mets, desfois je le mets pas, c'est sans importance, c'est purement formel». Un jour, il raconte un cauchemar. Il a rêvé du bruit d'une boule qui roule sur une rampe de bowling. Je tente de relancer les associations du rêve mais rien n'y fait, si ce n'est que Jean-Philippe insiste sur le fait que c'est un cauchemar, ce n'est pas un rêve. Un rêve, il en a déjà fait un, précise-t-il : « je me battais contre un chinois, mais pas avec les poings, je me battais avec la parole » (à entendre comme vous voulez). Là donc, ce n'est pas un rêve, c'est un cauchemar, c'est tout. Je finis par lui demander où il est dans ce cauchemar : « absolument nulle part » dit-il. Peut être que c'est ça le cauchemar, n'être absolument nulle part. La forclusion du Nom du père, ce pas du symbolique sur le réel, provoque une catastrophe ailleurs dans le nœud borroméen : l'imaginaire, le rond que Lacan nomme corps, est dès lors décapitonné, réel. (fig. 1 bis).

 

Samy, 6 ans, hurle au moment de l'arrêt, au moment de la coupure d'une séance de groupe : « si c'est comme ça je casse les miroirs ! ». Effectivement, il passe à l'acte (il « traite les mots comme des choses »?[4]), il brise le miroir, son image se morcèle réellement (fig.1 bis). Je propose a Samy de le « revoir », au sens propre, en séance individuelle, face à face. Peut-être est-il d'ailleurs fondamental de dire « au revoir » à un patient psychotique, à celui-là en tout cas, qui me répond toujours « à demain ». Nous faisons l'hypothèse que cette discontinuité mortelle de la fin est un risque dans chaque cure, dans chaque séance d'un patient psychotique, ce qui n'est pas sans interroger la pratique de la scansion, la pratique de la coupure de la séance, l'opération de l'analyste lacanien. Nous posons la question de l'infini comme pierre d'attente.

 

La séance suivante, Samy donne sa version du lapsus de noeud : « Je m'appelle toutes les lettres a, b, c....z », toutes les lettres donc, sans exception (fig 1). Lorsque je lui demande s'il sait que tout le monde s'accorde sur son nom, s'il sait qu'il est logiquement impossible d'en changer, il répond « oui, moi je sais mais ma mère, elle, elle le sait pas ».

 

La formulation de Samy n'est pas sans rappeler la fameuse histoire de Lacan de la poule et du grain de maïs. Un fou sort de l'asile, le psychiatre, avant de signer son bon de sortie, vérifie s'il est bien sûr de n'être pas un grain de maïs. Le fou acquiesce. Il sort mais sur le chemin il croise une poule. Il repart en hurlant vers le psychiatre. Celui-ci, étonné, lui dit: « je ne comprends pas, il y a un instant vous disiez savoir que vous n'étiez pas un grain de maïs ». Et le patient de lui répondre « oui, moi je le sais, mais la poule, elle, est-ce qu'elle le sait ? ». Dans cette petite histoire, il ne s'agit pas d'être pris pour un autre comme dans la névrose mais d'être pris ou non pour un membre de l'espèce humaine, en deçà de toute singularité, de toute différence, fût-elle sexuelle. C'est aussi la survie de l'espèce humaine, non pas la sienne propre, qui occupe Schreber... A quelle unicité de l'espèce humaine s'accroche Robert Antelme à son retour des camps de concentration [5]?












 

 

 

 

 

 

 

Dans les grottes de Lascaux, une humanité pré-hystorique survit à sa mort, une humanité anonyme  résiste à l'anéantissement. La main de Lascaux n'en finit pas de ne pas mourir. De la précarité de sa beauté nous avons la responsabilité: non, pour l'humain, mourir ça n'est pas ne pas être né. Cette forme humaine, c'est quelqu'un, ce n'est pas n'importe qui et pourtant ce n'est personne. Que cette image négative soit la main d'une femme ou celle d'un homme n'a pas de rapport avec sa beauté. Ce n'est pas un portrait, ni même un trait, c'est un retrait : devant l'extimité de cette image, en deçà de toute intimité, faisons nous face à une altérité vierge, en deçà de la différence sexuelle ? Faisons nous face à l'humain en nous, face à ce que Blanchot appelle l'impersonnalité ? La beauté, comme vous le savez, est «le dernier rempart contre la mort»[6]. Sur-gît-elle comme dernier rempart (ou comme premier?) quand le réel humain n'est pas protégé par le rempart de la vérité singulière ? Y'aurait-il dès lors un nœud-beau, un nœud de l'espèce humaine en nous 

 

Amos a cinq ans, on le dit autiste. Un jour sa mère le berce en séance. Alors il lui tient grands ouverts les yeux, fermement entre ses doigts, pour empêcher tout battement des paupières. C'est seulement agrippé dans ce face à face, yeux dans les yeux, sans même la discontinuité d'un clignement d'oeil, qu'il peut consentir au premier appel de sa vie, et non des moindres : « Au secours !!». Quel est cet autre qui relance l'Ausstossung de l'Hiflosigkeit ? Quel est cet autre qui renoue avec la force centrifuge d'une exigence pulsionnelle, en deçà de la demande ?

Survient la dimension de l'appel, comme dimension radicale de l'humain, « là où il n'y a rien sauf, hors du monde, l'attrait et la pression de l'autre » (Blanchot). Un bébé sans sa mère, dit Winnicott, ça n'existe pas. L'Hiflosigkeit, là où nous n'aurions à attendre d'aide de personne, c'est l'inhumain, c'est l'Ausstossung en nous. Il y a un transfert d'emblée, ou plutôt nous sommes d'emblée ce transfert. Il n'y a pas de narcissisme originaire, l'ex-pulsion pour l'autre est d'emblée, une extimité en acte qui outrepasse toute intimité. L'être ne se localise pas d'abord en soi, nous sommes un envers sans endroit comme nous l'apprend la bande de Moebius, un envers sans endroit, d'emblée envers l'autre, d'emblée ce que Blanchot a pu appeler une « expérience du dehors ». La naissance humaine est un appel d'R sans retour. 

Winnicott dit que quand le bébé regarde le visage de sa mère, il se voit. Ce visage n'est pas une représentation, c'est le visage des visages, le visage humain. On note l'extrême vulnérabilité de cette incarnation première dans la non-indifférence à l'autre non-spéculaire (Imaginaire transitiviste). Cette image sans gravité, c'est à dire littéralement délestée de la force centripète du stade du miroir, peut-elle renouer avec la force centrifuge ? Peut-on retrouver le sens d'une telle vulnérabilité à l'autre dans le transfert, le sens d'une non-indifférence qui noue la différence? Un patient psychotique me disait l'autre jour : «ici, c'est pas tellement qu'on intériorise, c'est plutôt qu'on extériorise». Le transfert est le temps non remémoré[7], non soumis à la temporalité de l'après-coup, un venir sans souvenir, une ex-corporation plus radicale que l'un-corporation. « Il doit exister une unité préexistante, une unité préexistante au moi »[8] (Lacan). Il doit exister une force centrifuge apatride, en deçà de l'identification centripète du Je qui se retourne sur lui-même, une unicité en deçà du stade du miroir. Cette unité préexistante, nous pourrions l'écrire avec le triskel originaire (en deçà du noeud de trèfle, celui de la personnalité).

 

Figure 2 : triskel ombilical centrifuge, trois originaire

 

L'unicité de ce triskel  tiendrait à une fission du noyau du nœud, pour laquelle l'autre ne pourrait se substituer à moi. C'est dans cette insubstituabilité que se nouerait la « différence absolue », dans une ex-stase centrifuge par et pour l'autre non-spéculaire, en deçà de la cristallisation centripète d'une singularité : « un bébé sans sa mère, ça n'existe pas » (Winnicott). Le lapsus de nœud dé-nous l'unicité de ce triskel originaire (fig. 1 bis). 

 

L'analyste s'incarne, cette incarnation de l'analyste dans les rêves de l'analysant est peut-être même le signe qu'une analyse a effectivement commencé. Une patiente arrive pour sa première séance. Tout juste assise, elle dit : « c'est la première fois que je vois quelqu'un ». C'est une formule consacrée, « voir quelqu'un ». Si ça n'est pas me voir moi, qu'est-ce ça peut bien vouloir dire, à fortiori si ce sont les premiers mots d'une cure? Il n'a y pas d'étape pré-symbolique pour l'espèce humaine : le prochain n'est pas un semblable mais un petit Autre dans le réel, un petit Autre, avec un grand A, non pas comme dans le miroir plan où l'Autre, le grand, est derrière (dispositif de la cure-type). Le face à face avec un psychotique peut-il rétablir cet imaginaire du miroir concave ?

 

Figure 3 : miroir concave. Vulnérabilité d'une incarnation centrifuge, délestée de la force centripète du miroir plan: dans le miroir concave, le sujet-en-devenir ne peut pas « se voir » comme dans le miroir plan, la responsabilité de l'autre est radicale...



 

 

 

 

 

 

 

 

L'ex-position à ce que Levinas appelle « le visage de l'autre » peut-elle renouer dans le transfert le trois centrifuge originaire? Si « les psychotiques résistent mal au transfert »[9], c'est assurément leur vulnérabilité mais ce pourrait être aussi leur potentialité : un transfert par et pour lequel un patient pourrait consentir à s'exclure de son origine.

Il a 9 ans, cheveux longs, dans la salle d'attente on le prend pour une fille. Le texte des séance est pauvre et désarticulé. Il fait des points « au hasard, pour voir ce que ça donne quand on les relie », c'est tout. La liaison est au cœur de son travail, « une ligne est faite de points », dit-il, je lui demande ce qu'il y a entre deux points, « un point ». Et entre ces deux points ? « Encore un point... mais pas à l'infini, précise-t-il, sinon on pourrait jamais relier ». A part le problème logique de cette liaison entre les points, il demande sans cesse ce qu'il y a derrière une porte sur laquelle donne le cabinet. Je crois alors que c'est un fantasme de scène primitive. Il est en permanence au bord de passer à l'acte et d'ouvrir la porte, sans pouvoir rien imaginer derrière, mais le transfert, le jeu, résiste, la porte reste close. Devant la pauvreté des associations, je propose un squiggle mais aucune transformation n'est possible, il ne lit chaque fois que des chiffres ou des morceaux de lettres, aucune image ne fait surface. Nous persévérons. C'est son tour de proposer un squiggle, je crois repérer une forme fermée, un carré avec un point, entièrement gribouillé. Je lui dis que ça ressemble à une porte. C'est un forçage bien sûr mais quand je demande, encore une fois, ce qu'il pourrait y avoir derrière, il ne s'agit plus d'une porte cette fois, mais de l'image d'une porte. La consistance de l'imaginaire soutenue par l'espace transitionnel du squiggle relance les associations. Il répond « une porte ». Je demande, et après ? « Une porte ». Et après ? « Encore une porte, et encore une porte, à l'infini ». Cette mise en abîme suffit-elle pour parler de psychose ? Cela suffit en tout cas pour ouvrir une série de séances où s'élabore une « vision infinie », jusqu'à Mars où des martiens (le négatif de l'espèce humaine ?) qu'il dessine désormais, parlent une langue qu'il écrit sur les squiggle (lettres néologiques), « une langue que personne ne sait prononcer, c'est l'énigme de l'univers». L'énigme n'abolit pas le sens, elle le diffère, insu, à l'infini. La mise en abîme des portes est-elle une mise en abîme, à l'infini, de la scène primitive?

 

L'infini est ce à quoi il manque toujours quelque chose. S'ouvre, par la dimension imaginaire, la possibilité d'un manque positivé, d'un manque en plus en quelque sorte, comme dans la liste des mille e tre de Don Juan, la possibilité de points de suspension, d'un manque sans coupure. L'infini n'est pas le tout dont on a trop vite fait de grimer La femme dans la psychose. La femme est un possible, un mouvement infini qui s'écrit depuis les asymptotes du schéma I[10]. « Qu'il serait beau d'être une femme » écrit Schreber : « qu'il serait », au conditionnel donc, il serait et non pas il sera beau d'être une femme. Le conditionnel n'est pas un futur déjà écrit, c'est un possible, en ce que, logiquement, le possible est non-advenu. Le possible en ce sens relève d'une temporalité de l'infini, puisque précisément, quand c'est fini, ce n'est plus possible.

 

Convoquer l'imaginaire est une condition topologique préliminaire à tout traitement possible du lapsus de nœud, au rétablissement du trois originaire (fig. 1 bis). Comme Lacan le repère à propos de Joyce[11], ouvrir les droites du nœud borroméen à l'infini suspend le lapsus de nœud de la psychose : la force centrifuge du trois humain sur-vit en acte. Tant que la fermeture des droites est suspendue, c'est-à-dire tant qu'est suspendue la logique de l'après-coup, tant que l'infini ne se finit pas, le lapsus de nœud ne cesse pas de ne pas s'écrire (fig. 4).

 

 

 

 

 

Figure 4 : suspension du lapsus de nœud, relance centrifuge par l'imaginaire délesté de la force centripète du miroir (fermeture des droites) mais paradoxalement non dénoué.

 



 

 

 

 

 

 

 

 

Cela peut paraître très abstrait mais ça peut-être tout à fait concret dans une cure : un patient, dit schizophrène, vérifie sans cesse son image dans le miroir, il est « frappé de coups d'éclair dans le sexe » dès qu'il croise un regard. Il veut se couper les cheveux seul, ce qui n'est pas possible, dit-il, sauf, à mettre un miroir de face et un dans son dos. Comme je lui demande ce qu'il verra dans le miroir, il répond d'abord qu'on verra son dos dans le miroir de face. Je lui demande de « réfléchir » un peu plus (au sens propre, celui du miroir). Il est brusquement saisi, il jubile : « Oh! C'est impossible! Ca me fait une réflectude à l'infini ! ». L'infini dans la  mise en abime des miroirs produit un néologisme, peut-on y repérer la marque d'une opération ? Il est en tout cas à noter, que les symptômes hypocondriaques cessent et qu'il supporte le regard face à face. Y'a-t-il un rapport entre la suspension infinie de l'après-coup spéculaire et la suspension des coups d'éclairs qui frappaient ce patient dans le sexe ? La mise en abîme du miroir anticipe un manque à l'infini, un iconoclasme inclus dans l’image. Dans une temporalité tendue vers l'avenir, s'agit-il de l'anticipation en acte repérée par Lacan face au miroir, celle d'avant tout retournement centripète?  L'infini, logiquement, n'a pas d'après-coup, il exclut la temporalité, la vérité du sujet singulier.

 

Peut-on, comme nous l'a enseigné Marcel Czermak, ne pas traiter un psychotique comme un névrosé, en l'occurrence ne pas l'inscrire dans la temporalité centripète de l'après-coup ? La scène sur la scène, le rêve dans le rêve, la structure de la mise en abîme est identifiée par Lacan comme point de réel, non pas de vérité. La consistance de l'imaginaire ouvre à l'infini centrifuge « l'agonie qu'exige de nous la chose pour qu'on la joigne »[12], ce qui est aussi une dé-finition lacanienne de la beauté. Dans l'Ethique de la psychanalyse, Lacan distingue deux morts : celle, symbolique, qui fait de nous tous, universellement et après-coup, des noms sur des tombes, et la seconde mort, qui est en fait la première, ce qui du sujet n'est pas représenté par un signifiant. Le transfert peut-il soutenir que cette Ausstossung [13] n'est pas un anéantissement mais une altérité ombilicale qui passerait outre ce que Lacan nomme, dans l'Hommage fait à Marguerite Duras « le mythe de l'âme personnelle» ? L'analyste a-t-il la responsabilité de l'incarnation de cette disparition, comme nous sommes responsables, à l'infini, des mains négatives de Lascaux ?

 

Nous posons l'hypothèse que la zone de l'entre-deux morts, celle de la beauté selon Lacan[14], est suspendue entre le premier croisement et le second croisement du nœud, entre la seconde mort et la mort symbolique. La relance centrifuge de l'oubli radical ne serait donc pas la mort du sujet mais la résistance infinie à sa déshumanisation, la résistance infinie du trois originaire, « au bord de la nature, à l'approche de nos limites »[15] 

 

Figure 5 : les deux morts                                    Figure 6: la relance centrifuge de la -seconde mort, premier croisement zone de l'entre-deux morts, rempart -mort symbolique, deuxième croisement contre la seconde mort (contre  (fermeture centripète des droites, stade du miroir, l'anéantissement, contre la défection du triskel)                                                                 

                                                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un jeune patient, Jean, 7 ans, me demande compulsivement si « il reste encore du temps » avant la fin de la séance, sans que j'entende ce qu'il me demande réellement. Pourtant, il parle avec obsession du hibou. Dans la pièce, le chant d'un hibou dans l'horloge sonne l'heure de la fin du groupe : « Quand il sonne le hibou on fait statue » « On bouge pas les oeils ni la bouche » dit-il, ce qui n'est pas sans évoquer la catatonie. Chaque fois, c'est l'angoisse en attendant le chant du hibou, un compte à rebours : « est-ce qu'il reste encore du temps ? ». Un jour, il raconte une histoire : «les parents sont morts », je lui demande ce que ça veut dire : «Mort ça veut dire qu'il y a plus de temps ... est-ce qu'il reste encore du temps ? ». C'est seulement là que la fin de la séance s'est posée dans toute sa crudité. L'arrêt de la séance comme arrêt de mort, la fin de la séance comme fin des temps. L'ouverture d'une temporalité infinie, celle de l'ouverture des droites dans le nœud borroméen, est-elle une opération possible de la psychose ?

 

C'est difficile de ne pas être sourd, il a sûrement dû m'arriver maintes fois de lui dire qu'on s'arrêtait là pour aujourd'hui. La séance suivante il dit que le hibou est effrayé, je lui demande s'il n'est pas plutôt effrayant, il enchaine: « est-ce qu'il reste du temps ?». Comme je lui réponds que de toute manière le temps continue, que les aiguilles continueront toujours de tourner à l'infini, il rétorque : « si je compte jusqu'à l'infini, après, je serai mort ». C'est un problème logique, la psychose est toujours, il me semble, logique, un problème logique entre l'infini et l'après-coup (« après »). Je lui dis qu'il est impossible de compter jusqu'à l'infini, qu'il manquera toujours quelque chose. Je lui donne l'horloge, il joue à faire tourner les aiguilles et à dépasser le hibou. Pour la première fois peut-être, je ne lui dis pas qu'on s'arrête là pour aujourd'hui, mais quelque chose comme « réfléchissez-y pendant ce temps, on continue la semaine prochaine » (réfléchir, au sens imaginaire)

 

Les premiers mots de Jean, lors de la première séance de groupe, furent « je suis mort », là-même où il s'agissait, chacun son tour, de décliner son nom (cf fig. 1, lapsus de noeud). C'est dire la crudité du transfert qui le tue au commencement. L'infini, c'est aussi ce qui ne commence pas... Une question préliminaire à tout traitement possible pourrait-elle être : comment ne pas tuer un patient psychotique ? Comment ne pas refermer, dans une fixation centripète, les droites infinies du nœud ?

 

A la veille des grandes vacances, Jean est dans l'impossibilité de sortir de la séance, il s'effondre dans l'angoisse « je veux rester pour toujours ». J'ai beau souligner la suspension, non pas la coupure, du travail, que le temps continue entre les séances, qu'il reviendra toujours, rien n'y fait, sa détresse est sans appel. Je me suis sans doute trop intéressée durant la séance, il faut amortir le transfert. Côte à côte, nous rangeons le matériel, je dis des banalités, que la journée doit continuer, je lui dis que je dois me rendre, moi aussi, chez mon analyste. Il se calme. Il demande alors quel âge a mon enfant, je réponds, puis « est ce que tu as une maman, toi ? ». Je réponds qu'il est impossible de ne pas avoir de maman. Quel est l'enjeu de cette séquence si ce n'est la condition même d'une incarnation dans le transfert? C'est seulement à cette condition qu'il retrouve un possible : il se saisit du calendrier mural de l'année 2018 et par chance, de sa continuation en janvier 2019. « Et après, y'en aura un autre ? ». Je lui dis que bien sûr, il y'en aura toujours un autre, et puis un autre, que le temps continuera toujours. Je lui donne le calendrier, il peut se séparer.

 

La présence d'un petit autre avec un grand A, d'un autre non-spéculaire, est une incarnation de l'imaginaire nécessaire pour remettre en acte l'infini centrifuge du trois (fig.4). Le lapsus de nœud, en dénouant l'imaginaire, défait le triskel originaire (fig.1 bis). La responsabilité transitiviste de l'analyste est radicale, le moi doit s'absenter pour suspendre le lapsus de nœud. L'altérité dès lors ne se ferait pas par la coupure, mais par l'ouverture sur l'infini (fig.4).

Paul, 8 ans, enfouit une pierre dans le sable : A propos de la pierre enterrée, il insiste les séances suivantes: « le vide, c’est là où on l’enterre », « ça veut dire qu’il est mort ». « ça, c’est un panneau de mort ça ». Il trace une croix sur laquelle Il écrit ROR, sans que l’on puisse en savoir plus que « ROR ça veut dire qu’il est mort ». Je lui demande ce que ça veut dire que la pierre soit morte, « il se fait tout manger, il devient un squelette, après on mange le squelette, après ça devient de la terre, après quand ça devient de la terre on enlève le panneau ». A la question de pourquoi on l'enlève, il répond « parce que la mort est finie». Ce dont il s'agit dans cette mort, c'est de la fin de la mort, c'est à dire en fin de compte de la mort de la mort. C'est peut-être ce qui peut faire dire à certains patients qu'ils sont à la fois morts et immortels. La mort est finie, la différence entre écriture et inscription se noue là : Paul écrit sur du sable, la question du fini se pose dans toute sa crudité (fermeture de l'infini des droites, lapsus de nœud, forclusion, fig. 1). Que la mort soit finie, n'est-ce pas ce contre quoi se soulève la main, l'hu-main de Lascaux ?

La séance suivante, Paul raconte : « il y a un lion, un poisson et un humain » (humanité, en deçà de la différence des sexes). « Il l'attaque, il meurt, il est enterré, il le secoura, et il se réveilla.». L'immixtion des sujets rend les trois indiscernables grammaticalement, d'autant que le scénario et la phrase se rejouent trois fois, chacun se trouvant à chacune des places (attaqué, enterré, secourant), si tant est qu'on puisse parler de place. Je lui demande comment c'est possible, s'il meurt, qu'il se réveille. Paul précise : « parce qu'il se souvient de sa mort, alors il se réveille, il meurt pas ». A la question de ce que c'est que mourir alors, il répond : « mourir, c'est oublier sa mort ».

Qui se souvient de sa mort dans cette immixtion des sujets ? Est-ce lui, est-ce l'autre, dans le transfert, convoqué dans une responsabilité maximale : comme Antigone pour son frère, qui peut se souvenir de la mort de l'un si ce n'est l'autre ? Il faut souligner ici l'écart entre l'automaticité des propos d'un Cotard (mort du sujet, seconde mort), sans aucune beauté jamais, et l'inouï de que dit ce patient de 8 ans. La beauté de cet énoncé, digne de Maurice Blanchot, est « le dernier rempart contre la mort »[16]. Comme pour la main de Lascaux, à la fois vulnérable et indestructible, la résistance à la déshumanisation se fait dans et par le transfert, la beauté est à la charge de l'autre : « mourir, c'est oublier sa mort ». De quoi parle cette forme transitiviste à l'infinitif ?

 

La vérité relève d'une structure d'après-coup. Dans la logique d'après coup, le réel c'est l'impossible, ce que nous ne savons que trop bien, mais il existe une autre définition, borroméenne cette fois, du réel : « le réel, c'est le possible en attendant qu'il s'écrive » [17], qui ouvre une autre temporalité. Ce réel-là, c'est peut-être celui qui fait dire à Freud que « l'inconscient s'exprime à l'infinitif ». Je vous laisse entendre l'infini dans l'infinitif, soit dans un verbe sans sujet, sans conjugaison, sans après-coup. L'infini(tif), cette forme impersonnelle, est-ce l'indécidabilité du nouage de l'imaginaire de l'Autre côté du miroir, (suspension du lapsus de nœud, fig.4) ? Est-ce la temporalité d'un imaginaire, celui du patient comme de l'analyste, délesté de la force centripète d'un Je mais non dénoué pour autant (fig.4) ?« Au commencement était le verbe », le substantif ne serait que de surcroît. L'analyste aurait alors la responsabilité transitiviste d'un « exister sans existant » (Lévinas) en deçà du sujet monothéiste et parricide, en deçà du réel comme mort. Ce qui existe dans le nœud borroméen, c'est le réel, ce n'est pas le sujet, c'est sa possibilité...

Ce que nous enseignerait alors la psychose, c'est le trois comme origine. L'indépendance des registres R.S.I nécessitant un nouage par un quatrième[18], la réalité psychique ou le symptôme, ne seraient qu'un effet d'après-coup, qu'un effet de notre subjectivité, de notre hystérie qui croit devoir soutenir l'ordre du monde.

 

Erreur d'empilement corrigée par Freud : S/R, renoué par la réalité psychique



 

 

 

 

 

 


Erreur d'empilement corrigée par Lacan: I/S, renoué par le symptôme



 

 

 

 

 

 


L'erreur d'empilement corrigée par Lacan (I/S) se retrouverait devant le miroir plan. La référence est un pur semblant et pourtant qui peut soutenir sans frémir que le Moi est l'image d'une image? Tiendrions nous à notre Je comme à notre « vrai moi » [19]? La force centrifuge du triskel ombilical ne serait pas un être fût-ce celui de la consistance d'une lettre, pas une fixion mais un mouvement pour et par l'autre, un possible. L'erreur d'empilement relèverait d'une vérité de l'après-coup, celle de l'acte manqué, c'est-à-dire littéralement celle du manque d'un acte.

Mourir est pour chacun sans après-coup, non pas au bout, déjà écrit, de la vie, mais comme un possible toujours ouvert, toujours en acte, comme la contingence avec laquelle nous pouvons consentir au temps. C'est peut-être ce débordement de l'après-coup qui exige que nous fermions les yeux des morts, comme peut-être nous fermons les yeux pour oser embrasser quelqu'un, pour franchir l'espace spéculaire dans l'acte. Consentir à mourir à soi-même, consentir au réel du trois, là serait peut-être notre fraternité avec le psychotique. Là serait peut-être ce qui a fait dire à Lacan qu'il ne fallait en aucun cas reculer devant la psychose, en tant que la psychose nous enseignerait le réel centrifuge que forclos la vérité centripète de la névrose. L'achose échappe à l'ordre référentiel, le nœud n'est pas un modèle : il peut franchir l'espace spéculaire. Pankow a pu dire que le plus difficile était que certains patients consentent à toucher la pâte à modeler, Winnicott a insisté sur la fonction du holding, Lacan disait qu'il fallait pouvoir reconnaître un nœud borroméen dans le noir, au toucher donc, la main de Lascaux... L'imaginaire peut outrepasser la fixité spéculaire pour toucher le mouvement. La disparition en acte, celle du patient comme de l'analyste, est la condition du neuf, la liberté d'être autre, enfin, à l'opposé de la réalisation de soi contemporaine. De ce franchissement, de cette liberté, la psychose nous enseigne le possible.

L'analyste peut-il soutenir cet acte sans retour, non pas du point de vue référentiel donc, mais comme dans ce poème où Lacan réduit son nom à une incarnation spatio-temporelle : là-quand[20]. « Dans les moments de fermeture de l'inconscient ou de proximité du sexuel, la présence de l 'analyste devient cause exclusive du désir à l'oeuvre dans la cure » [21].  Freud repère l'apparition d'associations « totalement dénuées de significativité psychologique »[22], à mesure qu'on s'approche du noyau pathogène (triskel?), un symbolique à l'état cru en quelque sorte, un symbolique, comme Ceylan le dit de la poésie, « anti-métaphorique », une Bejahung centrifuge en deçà de la rétroaction centripète de la Verneinung. A propos de ce qu'il dit de souvent très beau en séance, Jean-Philippe peut préciser : « ça fait une surprise de passage, elle passe et elle s'oublie. C'est pas une surprise de vérité. Pour que ça ancre une vérité, il faudrait que je la reconnaisse ». C'est une temporalité qui ne fait pas inscription, un transfert sans mémoire, sans retour, infini, beaucoup plus précaire que la fixion du Sujet-supposé savoir. Peut-on imaginer que dire court son risque sans se rabattre défensivement sur son après coup? L'ouverture des droites à l'infini par et pour l'autre n'exclue pas le sens, elle l'indécide. Elle n'abolit donc pas la distinction entre psychose et névrose mais elle la suspend, « séance tenante », à l'infini d'un nœud beau, d'une sur-vie du trois humain en deçà du sujet.

Quoi de neuf dans la psychose pour la psychanalyse ? La relance centrifuge qui coincerait l'objet par équivalence des registres relèverait-elle d'un traitement autre de l'imaginaire, peut-être mieux connu des analystes d'enfants, que celui qui découpe l'objet dans l'après-coup du primat du symbolique ? Il serait alors possible « d'envisager » Autrement la modernité... Relèverait-il de notre responsabilité d'analyste que l'homme sans gravité [23] soit encore un homme centrifuge, fût-il moins concerné par la vérité que par le réel du transfert, moins angoissé par la différence des sexes que par le visage humain ? Rien ne serait plus étranger à ce visage que la visibilité dévisagée des fameux selfies. La figure du migrant hante nos sociétés. Se peut-il que le prolongement actuel des séances préliminaires face à face en appelle au rétablissement de l'image du prochain face à l'idolâtrie contemporaine, face au culte centripète de la personnalité qui saturerait notre vide ombilical ?



[1]   Lacan, séminaire le Sinthome, 1975-1976

[2]   Leuret, « fragments psychologiques sur la folie », 1834

[3]   Lacan, séminaire le Sinthome, 1975-1976

[4]   Freud, l'Inconscient, 1915

[5]   Robert Antelme, « l'espèce humaine », 1947

[6]   Lacan, séminaire l'Ethique de la psychanalyse, 1959-1960

[7]   Freud, « répéter, remémorer, perlaborer », 1914

[8]   Lacan, séminaire le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955

[9]   Marcel Czermak, patronymies, 1998

[10] Lacan, D'une question préliminaire a tout traitement possible de la psychose, 1958

[11] Lacan, séminaire le Sinthome, 1975-1976

[12] Lacan, séminaire l'Ethique de la psychanalyse, 1959-1960

[13] Freud, la négation, 1925

[14] Lacan, séminaire l'Ethique de la psychanalyse, 1959-1960

[15] Robert Antelme, l'espèce humaine, 1947

[16] Lacan, séminaire l'Ethique de la psychanalyse, 1959-1960

[17] Lacan, séminaire l'Insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre, 1976-1977

[18] Lacan, séminaire R.S.I, 1974-1975

[19] Lacan, séminaire le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955

[20] Lacan, Oeuvres graphiques et manuscrites, 2006

[21] Freud, conférences d'introduction à la psychanalyse, 1915-1917

[22] Freud, l'interprétation des rêves, 1899

[23] Charles Melman, l'homme sans gravité, 2002

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