L’espace de la cure, le temps de la séance

 



Par Lucas Grimberg


“C'est le temps et l'espace de la séance qui orienteront nos recherches l'année prochaine. Faut-il écrire espace-temps avec ou sans trait d'union ? Notre hypothèse, que je formulerai ainsi, en me référant à l'un des derniers textes de Freud, c'est que ce qu'on attendrait d'un analyste serait la construction, au sens de Freud donc, de l'espace et du temps. La construction dans l'analyse relève très explicitement, selon Freud en 1937, de la responsabilité de l’analyste.”

Mon propos va viser à discuter ces éléments que nous a proposé Elsa.

Je vais commencer par questionner les notions d’espace et de temps, pour tenter de situer ce que sont l’espace et le temps de la cure, l’espace et le temps de la séance, et leurs rapports avec le psychanalyste. 

Je vais vous proposer en premier lieu un bref résumé de quelques approches philosophiques de la question de l’espace, afin de disposer d’une base de réflexion qui nous permettra d’entendre en quoi la psychanalyse, et notamment ce que racontent Freud et Lacan, apporte une précision fondamentale. Je parlerai ensuite du temps.

 

L’espace dans l’Antiquité

À l'époque d'Aristote, il est admis que la Terre est sphérique et se maintient en équilibre, au centre d'un Ciel clos lui aussi sphérique. L’univers est donc fini. 

Les Grecs raisonnaient à partir de la notion de lieu (τοπος) en tant que chora (χώρα), c’est-à dire en tant que place. Heidegger qualifie la chora comme cette dimension qui réserve et donne place aux « choses » pour être ce qu'elles sont en tant qu'elles ont leur lieu propre. Chaque corps a un lieu qui lui est propre et dans lequel il se tient naturellement : si rien n’y fait obstacle, chaque corps tend à se porter vers son lieu propre. C’est ainsi qu’Aristote définit le mouvement, à savoir comme le trajet que fait un corps pour regagner son lieu naturel (par exemple, une pierre sur le sol). Une fois atteint son lieu, sa place, le corps ne le quitte plus et se maintient ainsi dans un état de repos. L’univers est donc fini, nous l’avons vu, mais il est également ordonné : chaque objet a sa place. L’espace correspond là à un vide fini qui peut être occupé par les objets, en tant qu’ils occupent le vide à l’endroit de leur lieu. Il s’agit d’un espace réel : il n’est que question des corps qui occupent, ou n’occupent pas, l’espace.

Alexandre Koyré note que “la naissance de la science moderne implique non seulement la rupture du cadre fini de l'univers aristotélicien, mais encore la destruction du Cosmos, l'infinitisation de l'univers et la géométrisation de l'espace”[1] , éléments que l’on trouvera notamment chez Descartes, avec la mise en place de l’espace cartésien, c’est-à-dire d’un espace mathématisé, à dimensions, à coordonnées. 

L’espace cartésien

Depuis Descartes jusqu'à nous, “l'espace est appréhendé comme un réceptacle, comme contenant vide, homogène, doté de trois dimensions […], il s'étend de manière uniforme et équivalente en toutes ses directions”[2]. Notons qu’à partir du moment où l’on mathématise l’espace, chaque point de l’espace se met à avoir des coordonnées, coordonnées uniques qui permettent de le situer en tant que situé à un endroit différent de tous les autres. Un réseau de coordonnées est désormais posé sur l’ensemble infini vide qu’est l’espace. En ceci il cesse d’être seulement un espace réel, il devient également symbolique. Et je dirais même qu’il cesse d’être un espace réel pour devenir un espace purement symbolique. On entre dans la logique du signifiant : chaque point de l’espace est désormais représenté dans le langage, par ses coordonnées, et ne devient repérable qu’en tant que la nomination de ses coordonnées le distingue de tous les autres.

Nous trouvons un autre élément de première importance chez Descartes, qui est la distinction de la substance pensante, qui a pour attribut le Je pense du cogito, et de la substance corporelle, qui l’amène à mettre en avant le concept d'étendue. L’étendue est l'attribut essentiel de la substance corporelle et soutient le caractère de permanence des corps. Pour Descartes, le monde est une chose étendue dans un espace mathématique, c’est-à-dire un réel pris dans quelque chose qui est de l’ordre du signifiant. A partir du moment où il est mathématisé, l’espace devient purement symbolique, et permet à l’homme de s’orienter dans le réel.

Je rappelle que dans son séminaire sur l’identification, qui a pour but de serrer la fonction et la place du sujet, Lacan commence son propos par une réflexion sur Descartes, sur le cogito. Il y a pour lui quelque chose de l’ordre de la naissance du sujet dans l’oeuvre de Descartes. Et cette naissance du sujet implique, comme nous le voyons, une modification radicale de l’appréhension de la question de l’espace. La place du sujet a à voir avec le langage, et se situe dans l’espace de l’Autre, qui recouvre désormais l’espace réel aristotélicien.


 

Problématique

La problématique à laquelle nous arrivons est donc la suivante : l’espace, oui, mais l’espace de qui ? Il s’agit de poser la question d’à qui se manifeste l’espace.  L’espace de l’homme est-il l’espace des animaux ? Certainement pas. Je suis tombé par hasard il y a quelques semaines sur un documentaire sur les léopards. Sur les cinq dix minutes de mon visionnage, j’ai pu voir une femelle qui, en période d’accouplement, se frottait à tout ce qu’elle trouvait comme objets sur son passage, des arbres, des feuillages etc, pour qu’un mâle qui était dans les parages puisse la trouver. L’espace d’habitation du léopard se trouvait donc marqué par des signes olfactifs. L’espace de l’homme, lui, est marqué par des peintures sur les parois de cavernes, par des séries de traits unaires sur des côtes d’animaux préhistoriques, par des panneaux sur les routes, par des signes sur des rochers qui par la suite deviendront supports de phonèmes en tant qu’ils deviendront lettres et se mettront à fonctionner comme écriture. Bref, l’espace de l’homme est marqué par le signifiant, et n’existe pour lui qu’à partir du signifiant. L’espace des sociétés humaines est saturé par le langage.

Je cite Lacan dans la septième leçon du séminaire l’identification ( 10 janvier 1962 -p.129-130 sténotypie Valas ) :

“Ce dont il s'agit, c'est de voir que le langage articulé du discours commun, par rapport au sujet de l'inconscient [...], il est au-dehors. Un au-dehors qui conjointe en lui ce que nous appelons nos pensées intimes, et ce langage qui court au-dehors (les discours de la société par exemple). [...]Si l'homme s'aperçoit, ou croit s'apercevoir qu'il n'a jamais que des idées des choses, c'est-à-dire que, des choses, il ne connaît enfin que les idées, c'est justement parce que déjà dans le monde des choses cet empaquetage dans un univers du discours est quelque chose qui n'est absolument pas dépétrable. Le préconscient, pour tout dire, est d'ores et déjà dans le réel.” Autrement dit, la présence du langage au dehors, dans le réel, permet la constitution de la réalité en tant qu’humaine. L’espace dans lequel se déplace l’homme est ainsi un espace organisé par le signifiant, lui permettant de se repérer un minimum dans le réel. Nous en avons une première représentation avec cet espace mathématique tridimensionnel cartésien. En résumé, nous dirons que l’homme tend à une conceptualisation toujours plus profonde du réel qui l’entoure en en faisant un espace symbolique : espace euclidien, cartésien, puis contemporainement non-euclidien, ou encore enrichi par la topologie. Rappelons que la topologie consiste en un rapport de lieux.

Le temps

Qu’est-ce que le temps ? Est-ce une propriété fondamentale de l'Univers, ou un produit de l'homme ? Autrement dit, est-ce un réel, ou quelque chose de l’ordre du symbolique ? Nous poserons la question de la même façon qu’au sujet de l’espace : en quoi consiste le rapport de l’homme au temps ?

Le temps est généralement considéré sous deux aspects :

      l’aspect cyclique : le jour, la nuit, les saisons, etc,

      l’aspect linéaire : c’est-à dire l’évolution, le temps orienté qui coule du passé au futur

Nous trouvons chez l’animal cette temporalité qui se présente sous la forme de cycles, cycles réglés par les besoins, les instincts. Nous avons également affaire à quelques cycles de besoins en tant qu’humains (boire, manger, dormir...). Y-a-t-il à ces différents niveaux un rapport quelconque au temps ? A-t-on un rapport quelconque au temps au niveau du cycle des besoins ? Ce n’est pas sûr du tout. Je dirais même que non. 

Il me semble que seul le signifiant peut mettre en rapport l’homme avec le temps. Le mot temps provient du latin tempus, de la même racine que le grec ancien τεμνεν (temnein), qui signifie couper. Ce terme grec fait référence à une division du flot du temps en éléments finis. On entend évidemment un écho avec la coupure de la séance, c’est d’ailleurs là que je prendrai mon exemple. Que fait-on lorsque l’on dit ‘Bien’, ou ‘On s’arrête là pour aujourd’hui’ ? Par l’action du signifiant, on coupe le temps : le temps de la séance est terminé à partir du moment où le signifiant ‘Bien’ est dit. Cette opération langagière introduit instantanément le passé, le présent, et le futur. Et là, nous entrons dans un rapport au temps qui n’a rien à voir avec les cycles instinctifs. Nous entrons dans un rapport au temps qui ne se fait qu’à travers le langage. Et les cycles-mêmes s’en trouvent atteints. La psychanalyse nous présente par exemple, avec la pulsion de mort et la répétition, deux cycles absolument distincts des cycles instinctifs, et déterminés par l’effet du signifiant sur le sujet.

Je cite Lacan, dans la deuxième leçon du séminaire l’Angoisse (p.49 sténotypie Valas):

“le temps de l'Histoire se distingue du temps cosmique, [...] les dates elles-mêmes prennent tout d'un coup une autre valeur, qu'elles s'appellent 2 Décembre ou l8 Brumaire, - et [...] ce n'est pas du même calendrier qu'il s'agit que celui dont vous arrachez les pages tous les jours. La preuve c'est que ces dates ont pour vous un autre poids, un autre sens, qu'elles sont réévoquées, quand il le faut, n'importe quel autre jour du calendrier, comme leur donnant leur marque, leur caractéristique, leur style de différence ou de répétition”.

J’en viens à mon hypothèse. Il me semble qu’on peut qualifier l’aspect linéaire du temps, le temps qui passe, qui coule, de réel. Et c’est le signifiant, en tant qu’il va venir couper ce réel, qui va permettre au sujet d’avoir un rapport tempéré avec ce dernier. Les exemples cliniques de la névrose obsessionnelle et du syndrome de Cotard sont très explicites de ces éléments.

Le psychotique Cotardien se trouve dans un temps infini, il est immortel. Il est dans cet aspect linéaire du temps. Il a affaire au réel du temps. Le temps n’est jamais arrêté, il n’y a pas de coupure. Il lui manque un certain maniement du signifiant pour arriver à mettre en place ces coupures temporelles, et ne plus avoir constamment affaire à cet intervalle de temps qui va de maintenant à l’éternité. Le névrosé obsessionnel, lui, manie très bien le signifiant à ce niveau-là. Il passe sa vie à mettre en place des oppositions signifiantes qui visent à le séparer du moment de sa mort. Il y a des dates butoirs dans les symptômes, qui renvoient à un ‘après’. Dates butoirs qui se substituent à la date butoir de la fin de son existence, et qui l’en séparent. L’inhibition fréquente au travail des obsessionnels peut par exemple s’entendre à partir de ces éléments : si je travaille suffisamment et que je réussis mon examen, je vais me confronter à cette limite de la fin de l’existence qu’il y a au-delà de la date de l’examen, et que je ne veux pas voir. Au fond, seul le signifiant sépare la vie de la mort, et à défaut de signifiant à ce niveau, nous entrons dans un temps cotardien. Sans le signifiant donc, nous sommes dans un temps infini.

L’espace de la cure et le temps de la séance

Nous sommes donc arrivés aux éléments suivants :  il n’y a d’espace que symbolique, dans la mesure où les espaces auxquels l’homme a affaire sont produits par une mise en relation de signifiants qui les organisent et les structurent, et le temps est un réel, avec lequel le sujet peut entrer en rapport par un maniement du signifiant produisant une coupure.

 

Que peut-on dire, à partir de là, de l’espace et du temps de la séance, de la cure ?

 

Dans quel espace se déroule une séance ? Je vais commencer mon propos en citant Elsa, dans son texte intitulé “Comment “ça” se passe” ?, datant du début du premier confinement.

“ Quand mon analyste a déménagé, mon analyse a déménagé. Je prenais le train de nuit pour San Sebastian, quatre séances dans la journée, je repartais par le train de la nuit suivante. Quand il était de passage à Paris, il logeait chez des proches. Il me recevait dans une chambre de bonne, une annexe que ses hôtes lui réservaient pour pratiquer. Un jour, qu’il n’avait pas la clef de l’annexe, la séance eut lieu malgré tout. Il me reçut dans le salon de ses amis. Je me suis allongée sur un canapé, ce n’était pas un divan, à côté du téléviseur, au milieu des coussins et des bibelots. Comme je me sentais quelque peu déboussolée par toute cette réalité familiale, je l’ai entendu me dire : « le seul cadre, c’est la parole ».”

“Quand mon analyste a déménagé, mon analyse a déménagé”. J’ajouterais : ton analyse a continué. Malgré la diversité des lieux de rencontre, l’analyse a pu continuer. Parce que “le seul cadre, c’est la parole”. Nous entendons dans ce témoignage que l’espace de la cure n’a rien à voir avec le lieu de la séance, et que la question du lieu de rencontre entre l’analysant et l’analyste est au final secondaire. Ce qui compte, c’est qu’il y ait un lieu de rencontre pour que puisse se dérouler l’interlocution analytique.

Il est évident que ce que je viens de dire ne vaut que pour les patients qui sont profondément engagés dans leur démarche. Beaucoup d’analyses n’auraient pas survécu à un changement tel que celui auquel Elsa a eu affaire. C’est un exemple extrême. Cependant, je pense que cela nous pose une question qui intéresse notre sujet : qu’est-ce qui fait que certaines analyses ne résistent pas à un confinement de deux mois, ou bien durent quelques années, et puis les gens s’en vont, estimant que ça leur suffit, tandis que d’autres sont menées de façon beaucoup plus approfondies ? Le rapport que ces patients ont à leur analyse doit forcément présenter quelque chose de radicalement différent. Je dirais que la place qu’ils occupent dans l’espace de la cure n’est pas la même, si nous devions schématiser cet espace. Mon hypothèse est qu’être en analyse, et faire une analyse, ce n’est pas la même chose. Pour les patients qui sont en analyse, il en va d’un engagement de leur être. Tout y passe, tout devient inclus dans un processus de mise en cause, et pas qu’à l’heure de la séance : la démarche est constante. Ces patients-là, ce sont ceux qui restent, quoiqu’il arrive.

Cela nous amène à l’idée suivante : pour un patient qui est en analyse, l’espace de la cure n’est pas cantonné au temps de la séance. Freud l’a d’ailleurs démontré en explicitant que certains rêves sont adressés à l’analyste, et sont produits par l’analyse. Ainsi, je parlerais d’espace de la cure plutôt que d’espace de la séance, l’idée d’espace de la séance me semblant réduire ce dont il s’agit.

Je disais : ce qui compte, c’est qu’il y ait un lieu de rencontre pour que puisse se dérouler l’interlocution analytique. Là, nous allons nous approcher de ce dont il s’agit quand nous parlons d’espace de la cure. L’espace de la cure, avant la première séance, il n’est tout simplement pas. On peut avoir un certain transfert sur nos patients avant même qu’ils aient débarqué dans notre cabinet, comme nos patients peuvent avoir un certain transfert à notre égard après le premier coup de téléphone de prise de rendez-vous. Nous savons que la fonction de la voix à ce niveau joue un rôle important. Cependant, ces éléments ne constituent pas pour autant l’espace de la cure. Il me semble que l’espace de la cure est mis en place au cours des entretiens préliminaires, et qu’il est produit par trois éléments : la structure de l’interlocution analytique, la structure du transfert, et la rencontre entre l’analysant et l’analyste, qui est nécessaire dans toute la mesure où un réel du corps est en jeu : l’objet a. Cela expliquerait pourquoi on ne peut pas faire une analyse au téléphone.

Concernant la structure du transfert, Lacan a eu deux théories du transfert.

Pour résumer : jusqu’en 1961, le transfert a à voir avec l’intersubjectivité.

Le schéma L est ce qu’il y a de plus simple pour illustrer ce que Lacan entend par intersubjectivité à ce moment-là. Il y présente deux types d’intersubjectivité : une imaginaire, qui est structurellement leurrante, et une symbolique, qui serait véritable. La conception qu’il propose du grand Autre lui permet cette distinction puisque l’Autre est à la fois un sujet, qui représente les Autres réels auxquels l’analysant a eu affaire, et à qui il s’adresse dans le transfert à son insu, mais aussi l’Autre du langage, lieu de la vérité. Lacan propose donc une conception dialectique de l’analyse, opérant par le transfert dans sa dimension symbolique, entre S et A. Je pense que l’on peut considérer le schéma L comme une élaboration de ce que pourrait être l’espace de la séance.

A partir des années soixante, les choses vont s’étendre. Lacan réfute l’intersubjectivité car le complexe intersubjectif devient incompatible avec ses développements concernant le statut de la chaîne signifiante dans l’inconscient, et notamment ceci : qu’un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Cette définition exclut qu’un signifiant puisse représenter un sujet pour un autre sujet. Il est arrivé que lors de réunions, Lacan tienne des propos du type : ‘puisse vos analysants vous prendre pour les objets que vous êtes’. C’est-à-dire qu’il n’y a qu’un sujet, et tout ce qui est autour de lui ne fonctionne que comme objet. Ceci est fondamental.

Je cite Lacan, dans la deuxième leçon du séminaire l’Angoisse (p.47 sténotypie Valas) : “Qu'est-ce que j'ai relevé, extrait, du pas inaugural constitué dans la pensée de FREUD par La Science des Rêves, sinon ceci [...] …que FREUD introduit d'abord l'inconscient, à propos du rêve, précisément comme un lieu qu'il appelle ein anderer Schauplatz, une autre scène ? ”

Ce qui fait la spécificité de la psychanalyse, c’est la prise en compte de cette autre scène qu’est l’inconscient, induisant la nécessité de tenir compte de la place qu’occupe le sujet de l’inconscient dans l’espace de la cure. L’interlocution analytique, telle qu’elle est définie par Freud, est réglé par le couplage du ‘ce qui vient à l’esprit’ de l’analysant, et de l’attention égale de l’analyste. L’analysant dit tout ce qui lui passe par la tête, et l’analyste écoute de façon égale chacun des éléments de son discours. Ainsi, même s’il y a deux partenaires en jeu dans la cure, la structure qu’instaure la règle fondamentale leur substitue ce couplage association libre/attention égale, qui les clive de tout rapport intersubjectif.

Dans Position de l’Inconscient, Lacan écrit :“le sujet, c’est ce que le signifiant représente et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant, à quoi dès lors se réduit le sujet qui l’écoute”.

L’analyste ne peut se situer dans le transfert qu’à isoler le biais par lequel il y est inclus. Cet autre signifiant, auquel il a à se réduire, que Lacan qualifie de quelconque, joue le rôle d’une variable indéterminée et marque d’abord une place pour le nom d’un analyste quelconque. Pour qu’une analyse s’engage, il faut un analyste, dénommable comme tel, à travers lequel sera supposé, universellement, qu’il y a du psychanalyste.

L’espace de la cure ne peut donc se mettre en place que s’il y a du psychanalyste, c’est-à-dire quelqu’un qui renonce à parler en son nom, et qui donne la place au il impersonnel de la chaîne des associations, seule forme d’expression du sujet de l’inconscient. Cette position de l’analyste, tenant compte de l’existence du sujet de l’inconscient, introduit cette dimension au patient. C’est en cela qu’un patient est en analyse : il se met à tenir compte de ce ça parle qui est en lui. Analysant et analyste ont donc tous deux affaire au ça parle. L’analyste ouvre la cure en se faisant énonciateur de la règle, dont l’énonciation est à la fois une citation et une énigme. Elle laisse non dite la place d’où l’analyste la profère, ce qui va lui permettre de soutenir le dédoublement que le transfert opère sur sa personne.

Comment concevoir l’espace de la cure schématiquement à partir de ces éléments ? En premier lieu, nous pouvons situer deux signifiants : un premier signifiant qui représente le sujet de l’inconscient, auprès d’un second signifiant, le signifiant quelconque, auquel se réduit l’analyste. Entre les deux signifiants, il y a l’objet a, réel en jeu. Où placer l’analysant là-dedans, c’est une question que je laisse en suspens. Nous pouvons éventuellement réfléchir, avec cette distinction d’être en analyse et de faire une analyse, à une diversité des places que peut occuper l’analysant. La question de l’argent importe également il me semble.

La construction de l’espace de la cure se fait-elle au sens de ce que Freud qualifie de construction dans son texte de 1937 ? Je dirais que non. Les éléments que j’ai tenté de développer n’ont pas à voir avec ce qu’il qualifie de construction dans ce texte. La construction de l’espace de la cure relève-t-elle de la responsabilité de l’analyste ? Je dirais que c’est en partie le cas. L’espace de la cure s’élabore petit à petit à partir du moment où il y a un psychanalyste qui tient sa position, et qu’un analysant a ce petit symptôme en plus qui produit la demande d’analyse. L’analyste a donc la responsabilité d’être un analyste et de tenir sa position d’analyste pour que l’espace de la cure puisse se constituer, et exister dans le temps, plus que quelques séances.

Enfin, l’analyste a-t-il une responsabilité concernant le temps de la séance ? Il me paraît évident que oui. La séance, c’est un temps, qui se déroule dans l’espace de la cure. Il y a une diachronie des associations, une métonymie des associations libres. Notons que les propos du patient se produisent entre un ‘Oui’ ou un ‘Alors’, et un ‘Bien’, ou un ‘On s’arrête là pour aujourd’hui’ prononcés par l’analyste. L’analyste a donc la responsabilité du temps de la séance, de son démarrage à sa coupure.

Tenant compte de ces éléments, je dirais que l’espace et le temps sont à écrire sans trait d’union. Ils ne sont mis en rapport qu’au moment de la séance, dans la mesure où le temps de la séance se déroule dans l’espace de la cure, mais le temps n’apparaît pas, pour le moment, comme une dimension de l’espace qu’est celui de la cure.

 

 

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Caruelle-Quilin, E., “Comment “ça” se passe ?”, article, 2020.

Koyré, A., Études d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1986.

Lacan, J., “Position de l’inconscient”, in Ecrits, Paris, Seuil, 1981.

Lacan, J., Le Séminaire, L’identification, 1961-1962, sténotypie Valas.

Lacan, J., Le Séminaire, L’angoisse, 1962-1962, sténotypie Valas. 

 



[1] Koyré, A., Études d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1986, p. 41.

 

[2] Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 410.

Commentaires

  1. Elsa Caruelle-Quilin8 janvier 2021 à 23:05

    Juste quelques points pour revenir sur les enjeux de la discussion que ce texte a suscité lors de la discussion:

    1) l'espace est-il "entièrement symbolique"? Lucas évoquait à ce propos le quadrillage de l'espace par les coordonnées graphiques, par les nombres donc mais, ce quadrillage "discret" comme on dit en mathématique ne peut pas écrire "la puissance du continu" (Cantor). Quelle puissance fait que ça continue, une analyse par exemple? Je souligne cette puissance du continu car il me semble qu'elle est un enjeu crucial, notamment pour ce que nous avons pu travailler comme présent de la séance, c'est à dire comme temps de la séance (non pas de la cure) et pour l'espace trans-itionnel de la non-binarité: le gender fuide. Pas-tout l'espace est symbolique.

    2) " Il (le psychotique) lui manque un certain maniement du signifiant pour arriver à mettre en place ces coupures temporelles": ne nous faudrait-il pas plutôt parler d'un autre maniement du signifiant, et de l'enjeu de la continuité donc, pour revenir au point 1, à même la séance? Soit la continuité non comme un déficit de la psychose mais comme une construction dans l'analyse.

    3) la phrase de Bataille: "l'acte sexuel est dans le temps, ce que le tigre est dans l'espace": parce que c'est beau et parce que c'est la légende de l'illustration du texte.

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    1. 1) L'espace cartésien en tant que tel, je pense qu'on peut dire qu'il est purement symbolique : il est constituant de notre réalité. Mais il recouvre le réel, et comme tu l'avais justement fait remarquer lors de la discussion, parfois le réel fait effraction. Les questions du passage à l'acte, de l'angoisse, ou de l'hallucination viennent complexifier la chose et sont à prendre en compte. J'inscrivais d'ailleurs un réel dans l'espace de la cure.

      2)Je cite un cas de Czermak, dans l'article "Le transfert dans les psychoses" (p.215 Patronymies). Il s’agit d’un jeune homme : « Lorsque ce garçon était jeune, alors qu’il présentait des difficultés scolaires, on l’avait amené en CMPP où lui avait été conseillée une psychothérapie, qui devait durer plusieurs années. La psychose était inapparente, pas déclenchée. Quant à ce garçon, il n’était demandeur de rien du côté d’une psychothérapie. Or, pendant plusieurs années, sa psychothérapeute, prenant ses vacances en juillet, lui demandait de la rappeler au mois de septembre, [...] il la rappelait donc au mois de septembre. Bref, sa psychothérapeute lui demandait de demander : c’est très exactement ce qui a joué le rôle de déclencheur de la psychose puisque, un certain été, au mois de juillet, elle ne lui a dit que : “Je pars en vacances” et non “Rappelez-moi en septembre, je pars en vacances” Une semaine après se déclenchait l’érotomanie sur la jeune femme du bureau à qui il n’avait pratiquement jamais parlé ».

      Ce cas nous montre que si la psy n'insiste pas sur la continuité du suivi, il y a un trou : le patient ne dispose pas des éléments symboliques suffisants pour appréhender que la cure va se poursuivre. On constate que pour ce patient, à chaque séance, il est indispensable de rappeler qu’un prochain rendez-vous est prévu. Jusqu’à présent, la continuité du suivi s’était attestée par la phrase « rappelez-moi en septembre, je pars en vacances », phrase qui indique qu’un futur rendez-vous est fixé, et qui du coup donne une sorte de mode d’agir au patient : il sait à quoi s’en tenir. Les intentions de l’Autre à son égard sont claires.

      Le jour où ces signifiants importants ne sont pas repris ( sa psy lui dit juste « je pars en vacances »), il décompense. Pourquoi ? Il semble qu'il manque des signifiants. Jusque là, elle lui avait donné des mots lui permettant d’appréhender les moments d’interruption de la cure. L’été de la décompensation, elle ne dit rien. En n’exprimant pas par le réel de sa parole l'idée que la cure allait se poursuivre, elle l'a confronté à un trou. ça interroge d'ailleurs le transfert de la praticienne sur son patient ; souhaitait-elle qu'il la rappelle ? Peut-on entendre là une confrontation directe du sujet au désir de l'Autre non médiée par le langage, impliquant une décompensation instantanée ?

      Czermak dit qu'avant cela, elle lui demandait de demander. Par sa formulation incomplète, elle s’est également écartée de la place transférentielle qui était la sienne.

      Donc construction dans l'analyse je sais pas. Freud qualifie de construction tout ce qui est élaborations du psychanalyste en gros (rajoutons également ses associations). Se pose alors la question de la communication de la construction, impliquant un tact, et un jugement (il y a des choses à dire, et d'autres à ne pas dire). Si le fait de se dire 'mon patient est psychotique, c'est mon travail que d'insister sur la continuité', puis d'insister sur la continuité, peut être entendu comme une construction, pourquoi pas. Je trouve que ça s'écarte de ce qu'essaye de dire Freud. Là je vois davantage une construction avec un marteau et des clous pour tenter de capitonner les choses à chaque fois...

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    2. Disons que le débat est ouvert donc: entre manque et altérité du maniement du signifiant (et don du temps), débat qui trouve son écho dans l’abord théorique de la clinique contemporaine...

      En te lisant, je me rappelais soudain que Freud avait toujours, en tout cas jusqu’en 1937, visé la restauration de la continuité des souvenirs... le mot continuité donc, pas seulement dans les champs des psychoses, était déjà au travail...





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