"Je dirais que l’on discrute"

  


 

 

Par Lucas Grimberg

 

9 novembre 2021

 

Je vais vous parler d’un patient, avec qui j’ai discuté pendant environ un an lorsque j’étais stagiaire psychologue, à l’occasion d’un temps informel qui avait lieu hebdomadairement dans un CATTP pour adultes. C’est un patient dit schizophrène, qui présentait de façon claire de nombreux éléments de structure qui intéressent directement nos questions de cette année.

 

Premier entretien

 

Lors de mon premier jour de stage, je suis assis près d'une table. Antoine me regarde, s'avance, et dit : On peut parler ?. Je réponds : Oui.

 

Il s'assoit à côté de moi et me montre instantanément une boîte contenant des cartes de visites. Il avait écrit sur ces cartes de visites les noms et adresses des grands de ce monde : par exemple Bernard-Henri Lévy, ou Peugeot. Il me dit que ce sont ceux qui dirigent la société, parce qu'ils ont beaucoup d'argent : c'est la classe dominante. Il a obtenu ces adresses après avoir effectué des recherches personnelles, afin d'avoir la possibilité de leur envoyer des courriers, de communiquer avec eux.

 

Il enchaîne en m'exposant sa vision de la société : un système capitaliste pyramidal et esclavagiste, dans lequel seule une minorité jouit de la vie. Les relations humaines ne sont qu’organisées autour de l’argent, et ne sont que profit, égoïsme, et manipulation. Il se sent méprisé à cause de ses faibles revenus, et prétend être un anarchiste actif ayant un désir fort de faire la révolution, de renverser la classe dominante. La misère dans le monde et la pauvreté sont des réalités qui le dégoûtent quand il considère qu’en parallèle certains mènent une vie de luxe. Par ailleurs, il revendique une place dans ce qu’il appelle l'aristocratie, cercle d'élite qu’il situe en dehors de la société capitaliste, au sein duquel l'argent circule différemment : pour le bien commun. Il revendique également le droit d'avoir un héritage.

 

Son rythme de parole est soutenu, il fait référence à de nombreuses œuvres littéraires pour appuyer ses propos. C'est assez difficile de le suivre, les citations et arguments s'enchaînent, innombrables. Il passe sa vie à lire et à apprendre. Il m'évoque une bibliothèque de combat de plus de trois mille livres : le savoir constitue son arme. Il est à la recherche du savoir qui viendrait le sauver, le sortir de sa situation.

Face à cet amas d’informations et de revendications, je lui pose quelques questions : j’ai l’impression que certains de ses mots sont chargés d'un sens particulier, mots que je repère par leur répétition, et leur emploi original. Par exemple, il dit : Hier soir j'étais invité à un banquet chez un grand aristocrate à Paris, rue du Faubourg Saint-Antoine. Je lui demande donc : Qu'est-ce que c'est un aristocrate ?.

 

Il m’explique : l'aristocrate est quelqu'un qui a de l'argent qu'il obtient par la voie de l'héritage. Il peut jouir de la vie grâce à cet argent : les aristocrates peuvent partir en vacances, cultiver des relations, inviter leurs amis dans de grands restaurants, s'adonner à des sports par exemple partir à la chasse en forêt, ils ont des maisons, des biens matériels qui leur permettent d'avoir une grande qualité de vie. L'aristocrate ne travaille pas, il dispose d'une affaire à laquelle il consacre grand maximum une heure par jour, qui lui permet de s'assurer un revenu. Il mentionne une sorte de communauté, à travers laquelle l'argent circule pour le bien commun, afin que chacun puisse s'épanouir. Je remarque que dans l'aristocratie, dans la mesure où il est question d'un héritage, les liens de filiation sont mentionnés.

 

Cette aristocratie s'oppose à la société capitaliste, qui est composée par exemple des industriels et des travailleurs. Concrètement, c'est un monde dans lequel on travaille.

 

L'industriel est quelqu'un qui a beaucoup d'argent, qu'il obtient en travaillant et en exploitant les autres. Il ne cherche que le profit, est égoïste, manipulateur, et méprisant envers ceux qui ont moins d'argent que lui. Par opposition, les travailleurs sont ceux qui travaillent mais qui se font exploiter. Ils gagnent ainsi peu d'argent. Il range dans la catégorie des travailleurs à peu prêt toute la population : seuls les grands chefs d'entreprise ou grands banquiers font partie de la classe du dessus. Dans la société capitaliste, l'argent est une monnaie d'achat, et son usage est individualisé, il n'y a pas d'intérêt commun à sa circulation comme dans l'aristocratie. Les liens de filiation sont absents. Un rapport de travail et d’exploitation est le seul lien existant entre les individus.

 

L'universitaire est également rangé chez les travailleurs. C'est celui qui enseigne à l'université, et qui parle d'un savoir. Il utilise ce terme en me parlant de  rencontres qu'il a faites dans la rue avec des universitaires, des rencontres qui l'ont inspiré, qui lui ont appris des choses. Il avait pensé ces personnes comme d'éventuelles substitutions paternelles : il y avait un signe dans leur regard qui était rassurant, bienveillant.

Dans cette configuration du monde, Antoine a une place particulière. Il dit  : de naissance, je suis aristocrate, mais après je suis devenu pauvre. Il dit avoir été déchu de cette place aristocratique, et qu'il compte réaliser une captation d'héritage afin de récupérer ses privilèges. Il revendique donc une place dans l'aristocratie. Mais il se positionne également en dehors de la société capitaliste : il refuse de travailler et n'a jamais travaillé de sa vie, il ne supporte pas l'idée de se faire exploiter. La position du pauvre ne peut donc s'entendre que comme opposée symboliquement aux autres : le pauvre est celui qui n'a pas d'argent venant d'un héritage, ni d'argent venant de la société capitaliste parce qu'il ne travaille pas. Sa théorie sociétale inclut donc tout le monde, sauf lui. Il est en dehors : il est exclu de l'aristocratie, et s'exclut de la société capitaliste car il ne peut pas soutenir le type de lien qui la spécifie. Il ne fait partie d’aucun groupe.

 

Après une vingtaine de minutes visant à m’expliquer sa situation, ses revendications laissèrent place à de nombreux questionnements. Il me demande si je pense que sa vie a un sens, s'il n'a pas raté le rendez-vous de la vie, si selon moi il pourra se sortir de cette situation financière compliquée. Après la formulation de chaque question, il plongeait son regard dans le mien, en changeant d'œil très vite (il passait rapidement de mon œil droit à mon œil gauche). J’étais acculé, surpris de l’intensité du moment dans lequel je me retrouvais. L’attente qu’il avait d’une éventuelle réponse de ma part était extrême. Cette réponse allait visiblement porter à conséquence. Il situait alors un grand savoir en moi, voire un pouvoir de jugement. Ces éléments étaient les conséquences de la position transférentielle que j’avais déjà sans le savoir. En réponse, ce premier jour, j’essaye de nuancer son propos, et de jouer sur la continuité. Par exemple : - Est ce que vous pensez que j'ai raté le rendez-vous de la vie? - Quand on rate un rendez-vous, on en prend un autre.

 

Peu avant la fin de l’entretien, il me dit s’intéresser aux images acoustiques des mots. Il sort un carnet de son sac, et se met à écrire :  il m'indique que dans la société civile, on peut entendre la société si vile. Le langage est ainsi constitué de messages qu’il s’agit de déchiffrer. Il me montre brièvement un cahier dans lequel sont écrits de nombreux textes : des réflexions personnelles qu'il me partagera régulièrement. Ce premier jour, il m'explique qu’il y a dans la langue comme une force invisible liant certains mots avec d'autres, par consonance, et que ce n'est pas un hasard. Par exemple : quel est le sens de l'existence ? Quelle est l'essence de l'existence ? Quelle est l'essence du sens de l'existence ? L'existence a-t-elle un sens ? À la fin d’une de ses illustrations, il me demande ce que je pense de tout ça, si je pense qu'il va s'en sortir ? Je lui réponds que ses idées sont intéressantes, et qu’il est important qu'il continue de se poser ces questions, d’y réfléchir, tout en en parlant autour de lui. Je met alors fin au premier entretien, et lui propose de prendre un moment la semaine d’après pour reparler de toutes ces idées. Il accepte.

 

Quelques éléments

 

Il décrit sa mère comme une femme handicapée par une épilepsie, et se montre critique vis-à-vis d'elle : elle n'est pas très intelligente, et n'a pas été suffisamment forte pour calmer mon père lorsque celui-ci était menaçant. Il en parle comme d'un objet abîmé, qui renvoie une image défaillante, et qui n'a jamais réussi à se positionner comme un tiers suffisamment solide pour le mettre à l'abri des mauvaises intentions paternelles. Globalement, il parlera très peu de sa mère. Du fait de l'épilepsie, elle ne l'a pas allaité. Il dit :  je n'ai pas eu droit au sein, c'est mon père qui m'allaitait. Les moments d'allaitement me plongeaient dans de grandes angoisses lorsque je me retrouvais dans les bras de ce père agressif avec une mère impuissante. Il avait  peur que son père soit violent avec lui comme il l'était avec sa mère. Il n'y a aucun rapport mère/fils qui ressort de ce qu'il peut dire. Sa mère était selon ses dires tellement absente de son rôle de mère, que même l'essence naturelle du rôle de mère, à savoir allaiter son enfant, n'existait pas.

 

Le père vient de ce qu’il appelle une famille de paysans. Il est professeur de mathématiques, en classe préparatoire. Il parle d'un homme introverti, un travailleur qui a vendu son âme au capital, et qui ne savait pas du tout y faire avec l'argent. Il mentionne une relation conflictuelle avec lui, de violence, et de grandes attentes invivables : son père exigeait de lui qu'il fasse des études et qu'il ait de bons résultats à l'école. Il lui demandait de travailler. Antoine a vécu cette exigence comme impossible, et a toujours essayé de trouver un moyen d'y échapper. Le rapport au père est un rapport angoissant, organisé autour d'un échange de travail, qu’il refuse.

 

Il parle également de son grand-père maternel, qui était un aristocrate de Narbonne, ingénieur polytechnicien dans le nucléaire.  Il était propriétaire d'une maison dans laquelle Antoine partait beaucoup en vacances quand il était petit. Cette maison valait des millions et des millions d'euros. Il dit : j'aurais pu passer toute ma vie à m'ennuyer entre les murs de cette grande bâtisse. C'était un plaisir sans fin, je menais la belle vie là-bas. Il évoque son grand-père comme quelqu'un de doux, qui lui faisait beaucoup de cadeaux, prenait soin de lui, et qui savait y faire avec l'argent, contrairement à son père. Ce grand-père est décédé. Il qualifie ce décès de pas un drame, et mentionne qu'il n'a reçu aucun héritage de lui. Durant son adolescence, cette maison de famille aurait été achetée par Soufflet, la 36e fortune de France. Il s'explique de la sorte sa dent contre le capitalisme, qui l'a privé d'héritage, et qui lui a volé ses privilèges. Il parle de dégringolage financier.

 

Antoine est dit schizophrène et a été hospitalisé trois fois en dix ans. Son délire est comme vous l’entendez un délire de revendication avec une thématique centrale de filiation. Il revendique une place dans l'aristocratie et le droit d'avoir un héritage. Sa situation familiale se retrouve dans sa théorie sociétale : la société capitaliste représente l'échange dont il est question avec son père, un échange tournant autour du travail et de l'exploitation. Il refuse cette relation et récuse sa filiation paternelle en se prétendant d'une plus grande lignée. Il  s'exclut ainsi de cette société capitaliste, pour se tourner vers l'aristocratie, qui apparaît plus, après le travail du délire du moins, comme le lien pacifique qu'il entretenait avec son grand-père et qui le protégeait des mauvaises intentions de son père.

 

Notons que sa première décompensation s’est faite suite au décès de son grand-père. Ce soir-là, il partageait ses idées révolutionnaires avec un journaliste américain, lors d'une soirée chez un aristocrate parisien. Il s'agissait de renverser la société capitaliste, et de mettre en place de nouvelles lois qui soient favorables à tous. Il dit : après cette conversation avec ce journaliste, mon téléphone s'est mis à sonner, et à appeler tous mes contacts les uns après les autres. Je suis alors devenu très angoissé : j’avais l’impression d'être sur écoute, épié, et surveillé, à cause de mes idées révolutionnaires. J’avais peur d'une intervention de l'extérieur qui vienne m’empêcher d'exécuter mon plan. Il est alors sorti, tard dans la nuit, en criant dans la rue, et s'est déshabillé au bord de la Seine. Je voulais sentir l'air frais sur ma peau pour me rassurer, pour faire partir l'angoisse. Il décrit ici une traduction corporelle de son hallucination : tout le monde est au courant de ses intentions - c'est-à-dire qu'il est à nu - et il se met à nu.

 

Il définit un état de crépuscule du monde: il souhaitait pour se protéger, retourner à un état pré-natal. Dans le ventre maternel, on ne distingue pas encore les couleurs, tout est noir. L'obscurité nocturne m'offrait cette sécurité. Le monde n'existait plus, je ne discernais plus rien. Être à côté du fleuve, c'était également être proche physiquement du milieu aqueux de l'intérieur du corps de ma mère. Symboliquement, la nuit est liée à la lune. La lune est une représentation symbolique de la mère, j'étais ainsi au contact de ma mère à même la peau. La symbolique du fleuve a également eu son importance : il signifie le temps qui passe, il y a une idée de finalité, quelque chose qu'on ne peut pas arrêter. Je voulais aller contre ça.

 

Marchant en vociférant, il a rencontré un groupe de jeunes dans la rue, qui ont appelé la police. Il est alors arrêté et emmené au commissariat, puis à l'hôpital. Il me dit avoir souhaité que le groupe appelle la police. Il y tenait fermement car il essayait de s'échapper de l'autorité paternelle, souhaitant se référer à une nouvelle loi, et faire un transfert de l'autorité de son père vers le policier, ou le psychiatre. C'était une tentative d'échapper à l'angoisse. Avant sa décompensation, il vécut une phase de perplexité: il voyait des signes annonciateurs de ce qui allait arriver par la suite, de sa future situation, dans les crises épileptiques de sa mère, et la dégradation de la situation financière.

 

Après cette explication, il dit : nous pourrions symboliser la connaissance humaine par la lumière, les couleurs, et  l'ignorance par l'obscurité. Lorsqu'on est seul dans la nuit, les ténèbres nous entourent, on est ainsi plongé dans l'ignorance, et le scintillement des étoiles nous paraît bien loin. Il en va de même pour l'œil humain : l'iris, la partie colorée de l'œil, ne se forme qu'autour de la pupille, qui est noire. Ainsi, toute connaissance ne peut que s'établir autour d'un point fondamental d'ignorance, et dans le but de répondre à une question qui reste sans réponse.

                                   

Antoine entretient des relations houleuses avec son psychiatre, qui souhaite rendre ses idées un peu plus normales et un peu moins importantes, par l'administration d'un traitement médicamenteux dont il n'a pas besoin. Il suit également un semblant de psychothérapie au CMP, qui se passe mal : il dit ne pas pouvoir parler avec la psychologue parce qu’elle le prend pour un malade. Globalement, il refuse de dialoguer avec toute personne le considérant comme schizophrène.

 

À la fin du second entretien, je lui ai proposé un temps pour lui, chaque lundi. Lors des deux premiers entretiens, nous parlions au milieu de tout le monde : des patients, des éducateurs, des stagiaires, etc. Je lui ai ainsi proposé de prendre deux chaises et de se mettre un peu à l’écart du groupe pour parler. Cependant, compte tenu de ce qu’il m’avait dit de son psychiatre et de sa psychologue, lui proposer un semblant de cadre d'entretiens individuels comportait un risque : je me disais qu'il y avait une possibilité qu'il me réponde mais vous me prenez pour un malade, vous aussi, et qu'il refuse ma proposition. Cependant, il accepta, et fut très assidu. Pourquoi a-t-il accepté ? Pourquoi cela a-t-il fonctionné ? Au cours de l'année, une médiatrice de santé a commencé à être présente de temps en temps durant le temps informel. Cette femme prêtait une écoute aux patients. Il lui est arrivé de parler avec Antoine. J’ai ainsi pu remarquer qu’il était plutôt enclin à discuter et à partager ses idées. Il était même demandeur. Cependant, rares étaient ceux qui lui prêtaient une véritable écoute. En tant que stagiaire, je souhaitais fortement faire des entretiens avec les patients. J’étais ainsi très disposé à accueillir leur parole. Ce désir que j’avais créait une offre, qu’Antoine a instantanément cernée, et au sein de laquelle il a pu pleinement faire valoir sa demande de parler.

 

Entretiens

 

Antoine vient donc pour parler. Les entretiens se sont toujours déroulés de la même façon : il parlait une vingtaine de minutes de ses réflexions de la semaine concernant un moyen de s’en sortir, me présentait des livres qu’il lisait, des textes et poèmes qu’il avait écrits. Puis il s'arrêtait, et me demandait : qu'est ce que vous pensez de tout ça ?, en me regardant fixement. Que peut-on dire de ce temps de l’entretien ? 

 

Je vous propose les hypothèses suivantes : lors des séances, il vient me partager sa construction, qu’on peut éventuellement qualifier de délirante. Une fois énoncée, il effectue, à mon endroit, une vérification de cette construction. Autrement dit, il ne peut affirmer son délire qu’en trouvant cette affirmation chez l’autre. À travers sa question et sa recherche dans mon regard d’un signe trahissant ma pensée, il me demande si je considère que ses propos ont un sens, ou qu’il raconte n’importe quoi. J’avais ainsi une grande responsabilité à ce moment de l’entretien. Il me positionne dans le transfert comme celui qui peut attester ou non de la véracité de sa construction délirante. Ma réponse est importante, mais je ne crois pas être un Autre absolu pour autant. Il y a quelque chose de profondément ouvert à la dialectique, en tant qu’entre nous, il y a la question.

 

Que faire de cette question, qu’est ce que vous pensez de tout ça ? J’essayais de tenir le plus possible son investissement des yeux, et de ne jamais le renvoyer à une réponse fermée, à un savoir total. Je répondais souvent que ce qu'il disait était intéressant, et qu'il fallait qu'il continue son élaboration afin de clarifier cette situation dans laquelle il était. Ma place dans le transfert me donnait un champ de manoeuvre : j’étais en position d’affirmer certaines choses qu’il me demandait, ou parfois de refuser.

Par exemple, il me demande un jour, au détour d’un couloir, un peu après la séance : est-ce que vous me conseillez de me suicider ? Du fait du transfert, je fus tout à fait en position de lui dire non, pour vous, il y a d’autres solutions. Ce non faisant, je crois, poids.

Autre question importante qu’il me posa : il parla un jour de ses difficultés dans ses relations avec les femmes : les seules femmes qui acceptaient de se faire toucher étaient les statues de marbre du parc de Saint-Cloud. Il n’arrivait pas à séduire et à avoir des relations sexuelles régulières. Alors, il me dit : vous, vous arrivez à coucher souvent avec des femmes ? Je lui réponds : avec les femmes, des fois ça marche, des fois ça marche pas. Cette situation questionne la pratique avec les psychotiques. Doit-on répondre quelque chose à un patient lorsqu'il nous pose une question intime ? Je dirais que oui. Déjà, il est préférable de ne pas laisser un psychotique face à un vide, mais surtout, le partage d’une partie intime de nous-mêmes est parfois essentielle au travail. Il faut donc répondre quelque chose, malgré l’angoisse qui peut nous affecter lorsqu’une question intime nous arrive brusquement.

 

Les éléments de partage

 

À chaque séance, Antoine apportait donc des livres, et des textes qu’il avait écrits. Il venait me les partager, et parlait des fonctions que ces éléments avaient pour lui.

 

Par exemple, il est venu un jour avec un classique de la langue française : Les Liaisons Dangereuses, de Laclos. Il me lit une lettre des Liaisons Dangereuses, puis me dit : La langue de ce texte est d'une beauté inégalable. Je suis très excité par tous ces personnages, j'ai été amoureux de milliers de personnages femmes des romans que j'ai lus. Cette littérature est tellement belle que je me masturbe littéralement en lisant ces textes, sur lesquels j'ai répandu beaucoup de semence. Il me raconte être entré dans l'éducation amoureuse par l'érotisme des textes. Il trouve dans la langue une jouissance sexuelle.

 

Concernant le rôle de l’écriture, il dit : l'univers subsiste par l'addition de toutes les actions qui le constituent. Ainsi, lorsque je tiens ma plume et que j'écris sur ma feuille, je participe à son expansion. Si j'arrêtais d'écrire, le monde pourrait très bien s'effondrer. C'est comme si le sort du monde dépendait de ce qui se passait au bout de ma plume. Écrire me permet de poser ma pensée, d'exister, et de donner mon avis sans avoir à craindre de représailles comme si j'agissais. Écrire me permet de vérifier que mon corps fonctionne encore correctement. Quand j'écris, mon cerveau envoie des messages nerveux à mon bras, à mes doigts, qui doivent prendre le stylo, et exécuter les actions que je leur demande en formant les lettres sur la feuille. Je vois que ça marche en voyant le résultat de mon écriture sur la feuille. Quand je finis d'écrire un texte, cela me procure toujours un grand sentiment de satisfaction.

À chaque fois qu'il me faisait lire un de ses textes, il demandait : vous pensez que je pourrais le publier ? Si je pouvais publier un texte, ça me donnerait peut-être une carte de visite suffisamment importante pour pouvoir accéder à l'aristocratie. J’entends que par l’intermédiaire de cette publication, il se ferait un nom : il serait Antoine l'écrivain. Une question : cette acquisition d’un nom lui permettrait-elle d’acquérir la place qu’il cherche tant ? Un aristocrate, au final, n’est-ce pas quelqu’un qui a un nom ? Qui appartient à une lignée ? Il y avait ainsi un enjeu essentiel autour de cette idée de publication. Je lui ai toujours dit que ça me semblait être une bonne idée. J'ai toujours choisi d'encourager les activités de lecture et d’écriture : je lui demandais régulièrement ce qu’il avait lu pendant la semaine passée, ou écrit. J’ai également pu lui conseiller de lire et écrire dans des périodes où il allait particulièrement mal. Ces activités stimulaient une créativité, participaient à la continuation de l’effort d’élaboration dans lequel il était depuis plusieurs années.

 

Le transfert se circonscrit dans un signifiant

 

Vers la fin de l’année scolaire, je l’ai prévenu que mon stage allait se finir dans les semaines à venir. Après avoir tenté de me convaincre de continuer de se voir à l’extérieur, il tenu un propos très intéressant concernant le lien qu’il y avait entre nous. Il dit : même s'il n'y a pas de lien visible, il y a quand même un lien de parole entre nous. J'ai un néologisme qui me vient pour définir cela : je dirais que l'on « discrute ». Plus que discuter, dans « discruter », il y a « scruter ». Quand on est dans l'obscurité, on scrute pour essayer d'y voir quelque chose, de comprendre où l'on est. Du coup, « discruter » ce serait parler dans le but de résoudre une énigme, de répondre à un problème essentiel en fait.

 

On passe donc de On peut parler ? / Oui à discruter, terme qu’il formule à un moment précis : celui de la fin proche des entretiens.

 

Par ce terme de discruter, il m’expose en quoi consiste notre rapport : nous parlons afin de tenter de résoudre l’énigme à laquelle il a affaire. Cette énigme, il me la partage. Je suis le support qui lui permet de formuler ses questionnements. Et en même temps, nous sommes dans l’obscurité. Peut-être qu’on peut entendre qu’il fait trop sombre pour que je puisse le regarder. Je le vois, mais je ne le regarde pas, d’où la possibilité d’une relation qui ne le persécute pas.

 

Au sein de cette discrussion, signifiant absolu du transfert, il vient partager ses questions les plus fondamentales, à savoir : la vie ou la mort : Est-ce que j’ai raté le rendez-vous de la vie ? Quel est le sens de l’existence ? Est-ce que vous me conseillez de me suicider ? Est-ce que vous pensez que je vais pouvoir m’en sortir ?. Et, en second lieu, la question sexuelle : vous, vous arrivez à coucher souvent avec des femmes ? Au sein de la discrussion, ce sont ces questions fondamentales qui se posent, à un temps bien précis de la séance : il y a le temps du partage d’idées, d’écrits, et le temps de la question fondamentale. Et, dans un nouage des deux, une nouvelle question fondamentale se formule : ce texte, est-ce que vous pensez que je pourrais le publier ? Question qui vient condenser toutes les autres, qui vient mobiliser l’ensemble de ses constructions : l’enjeu est que par cette publication il se fasse ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’a plus : un nom. Se faire un nom règlerait-il l’énigme de la vie et de la mort, et l’errance qui y est attachée ? Reviendrait-il parmi les vivants ? Est-ce la réponse qu’un psychotique doit donner à sa mort subjective ? Rappelons nous de son propos concernant l’écriture : l'univers subsiste par l'addition de toutes les actions qui le constituent. Ainsi, lorsque je tiens ma plume et que j'écris sur ma feuille, je participe à son expansion. Si j'arrêtais d'écrire, le monde pourrait très bien s'effondrer. C'est comme si le sort du monde dépendait de ce qui se passait au bout de ma plume. La question sexuelle est omniprésente. Se faire un nom lui permettrait-il de rétablir une scène, dans une auto-génération de lui-même, en tant qu’il se mettrait à exister comme signifiant sur cette scène de l’Autre plutôt que comme corps dans un monde qui ne fait que de le recracher ?

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