Ce que la folie nous apprend sur la beauté

 

            Daniel Tammet

 

 

Par Elsa Caruelle-Quilin

 

« Dis maman, pourquoi c’est beau ? » Voilà bien une question d’enfant, le genre de question qui devrait nous laisser « sans voix ». Il aurait aussi pu demander « Qui a fait le premier bébé ? », ou encore « Qu’est ce qu’ils deviennent les trous quand tu as mangé le gruyère ? » Alors ses parents bouchent les trous, répondent encore et toujours, bravement. Ils garantissent un langage sans faille, un monde globalisé, un savoir positivé. Alors il doit recommencer, l’enfant, toujours plus radical, jusqu’à trouver, jusqu’à trouer là où la parole se tait, là où il n’y a plus de savoir : « Dis maman, c’est quoi la mort? ». Ce coup-ci, peut-être, enfin le silence...

Pendant qu’il demande « ça » cet enfant, très loin de là, en Egypte, à 65 mètres tout au fond du gigantesque temple d’Abou Simbel, dans une toute petite pièce, se trouvent quatre statues représentant Ramsès II assis au coté des dieux Ptah, Amon-Rê, et Harmakhis. Depuis les temps ancestraux, la lumière du soleil n’y pénètrait que deux fois par ans pour éclairer les statues le jour des équinoxes. Enfin, pas toutes les statues : étrangement la statue du dieu Ptah restait dans l'obscurité. On ne découvrit qu’au 19ieme siècle que c’était une divinité funèbre, laissée par les égyptiens dans la nuit qui était son élément. Alors, face à la sensorialité de l’invisible Dieu funéraire, tous les parents redeviennent des enfants. La beauté de cette présence de l’absence  ce n’est pas, je crois, l’idée de la beauté, ce n’est pas sa forme, ce n’est pas sa mesure. Cette beauté là, c’est peut-être la beauté de ce dont on a pas d’idée : ce phénomène conserva en effet si bien son secret que les savants du 20ieme siècle, qui sauvèrent le temple des eaux du lac Nasser et le déplacèrent, ne purent pas répéter la même « prouesse technique » : les statues sont maintenant éclairées avec un jour de décalage des équinoxes. N’est-elle pas plus belle encore cette énigme mortuaire d’avoir résisté au savoir? A moins que la beauté ne soit cette résistance même ?

Je me souviens d’un patient lors d’une présentation de malade, un patient psychotique qui brandissait des images pornographiques de transsexuels sous les yeux du psychiatre. Le psychiatre affirmait l’obscénité de l’image tandis que le patient niait, refusait de céder : non, ce n’était pas de la pornographie, c’était beau ! Des années plus tard, la résistance obstinée de ce patient me hante encore, alors que Marcel Czermak nous apprenait que les psychotiques résistent mal au transfert... Le non contre le oui, le beau contre l’autre, contre l’horreur, contre la viande impudique : lui-même, tout contre. Le beau ultime rempart contre la mort, disait Lacan, ultime défense à la mesure du péril : Non, je ne suis pas ça !

Un ami à qui je montrais une image de crucifixion, happée peut être par le secret du beau qu’elle recélait, un ami donc, dégouté, fit la grimace : « Ah, non, c’est pas beau ! ». Si la beauté semble incontestablement avoir trait au visible, qu’est ce qui fait se retourner, encore une fois, l’image de la boucherie a la beauté ?

Jésus était-il beau ? Cette question fut l’objet de débats acharnés lors de la querelles des iconodoules : plus il était beau, plus on marquait sa nature divine, moins il l’était, plus on soulignait sa nature humaine. La beauté de Jésus, et peut-être celle de chaque homme, convoque avec elle toute la doctrine de l’incarnation... Qu’est ce qui fait la fascination pour cette image, immortelle parmi les images, la répétition à l’infini d’une mort qui n’en finit pas de ne pas mourir ? Quelque chose dans cette image ne meure pas avec la mort. Quelque chose résiste à la tentation, quelque chose peut-être que les camps de concentration tentèrent d’abolir : Non, mourir ce n’est pas ne pas être né, quelque chose résiste : Non, mourir ce n’est pas rien, ou alors ce n’est pas-tout ? « La poésie me volera ma mort » disait René Char, comme la beauté, peut-être, vola leur mort à Jésus, Socrate, ou Marilyn, signes éternels, fantômes de ce qui n’est pas. Est-ce pour « ça », la beauté des grottes de Lascaux ? Parce qu’y résonne un silence par-delà les siècles et les siècles, un souvenir de l’oubli, une humanité qui existe à sa mort ? De la beauté à l’horreur, de Lascaux aux camps de concentration, se joue-il l’engloutissement de l’humanité dans le néant, le franchissement ultime qui tue la mort dans l’oubli de l’oubli, dans le silence du silence ?

La beauté est-elle la vestale de l’être mortel, la « lieu-tenant » de l’imminence, de l’immanence de la mort ? La beauté garde-t-elle menace qui la menace ? Il n’y aurait alors de beauté que vulnérable et inquiète, de beauté que causée par la mort matérielle: La mort, si l’on revient au patient des photos pornos, la mort défendue par la beauté, c’est la mort du sujet, c’est le corps réduit à la carne, le corps des juifs, le corps des jouis. Le rempart de la beauté se dresse face au danger, là où l’humanité risque de perdre la face, contre, ou à cause de l’eutha-nazie du verbe incarné. N’est-ce pas contre cette mort de la mort que Roberto Begnigni réalisa « La Vie est Belle » ?

Un jour, un patient de 7 ans m’a demandé : « Est-ce que quelqu’un a déjà vu l’invisible, non ? bon ben alors, comment tu sais que ça existe? » La revoilà, la demande d’un savoir impossible, là où, peut-être, il n’y a pas de « ça-voir ». Mona Lisa, n’a pourtant jamais été autant présente que lorsqu’elle n’était pas là, volée au Louvre en 1911. La foule se pressait devant la place vide, devant la présence de son absence. Venait-on voir son invisibilité ? Son invisibilité, c’est-à-dire l’invisibilité de la Joconde ou celle du visiteur lui-même ? Où est-ce la même ?

Si Narcisse traverse son image, n’est-ce pas parce que sa beauté fait exister l’autre coté du miroir ? Quelque chose méduse narcisse comme un iconoclasme interne, une extériorité incluse dans l’image. La beauté se re-belle contre la complétude de l’image ; c’est en ça qu’elle nous regarde : elle nous défend comme « un- visible », comme extérieur sur le qui-vive. Est-ce la beauté qui cause l’invisible ou l’invisible qui cause la beauté, la mise en abîme de l’image ? Peut-être les femmes ne sont-elles pas sans le savoir, elles qui, pour se faire belle, se maquillent, ce qui consiste, remarquons le, à souligner, à border les trous de leur image : trous des yeux, trou de la bouche, elles élèvent leur image au rang d’artifice, de surface. Image d’un trou : est-ce pour les même raisons, parce que ça fait beau , qu’on encadre les tableaux, et, plus discrètement, les miroirs ? Ca fait beau donc, de border le vertige d’un trou dans lequel narcisse dé-borde, se rebouchant lui-même, lui l’invisible, l’imprédicable, lui, le trou sans bord : mort et non plus beau désormais ?

« Dis Daniel, pourquoi c’est beau ? ». Daniel, c’est Daniel Tammet, un certain autiste qui fit sensation après avoir récité par coeur 59512 décimales du chiffre Pi. A la question du pourquoi apprendre autant de décimales d’un nombre comme pi, voilà ce qu’il répondit dans son livre : « Ma réponse était et est encore aujourd’hui, que pi est pour moi quelque chose de très beau et de tout a fait unique. Comme Mona Lisa ou une symphonie de Mozart».

« Ah bon, Daniel, Pi, c’est beau ? » Je rencontrais d’abord le déchainement médiatique et scientifique, l’exhibition de cette bête de foire sur les plateaux télé, puis sur internet où j’assistais aux évaluations scientifiques de cette performance pour la comprendre, pour en venir à bout, comme on tenta de venir à bout l’énigmatique sourire de Mona Lisa... Sans succès ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand la beauté de la Joconde résistera-t-elle encore au savoir ? On tenta même dernièrement de découvrir, au sens littéral du terme, de découvrir le tableau derrière le tableau, comme Narcisse l’image derrière l’image...

Comprendre disait Lacan, c’est prendre pour un con : l’évaluateur ira jusqu’à introduire des fausse décimales à l’intérieur de Pi pour tester les réactions de Daniel, bouleversé, je cite : « Comment a-t-il pu faire cela a quelque chose d’aussi beau ?». Non, c’est pas beau de faire ça ! Comme disent les enfants... Quelque chose exige de rester intact, de rester insu, vierge, quelque chose exige la pudeur, en même temps que cette insu, cette pudeur, cette virginité provoque la profanation, provoque le viol de la beauté par le savoir : Ils sous-titrèrent son livre à succès « à l’intérieur du cerveau extraordinaire d’un savant autiste »...

Daniel a récité 52 912 décimales, pas 59000 ou 59910 comme arrondissent ceux qui parlent de lui à la télé. Il a récité 52912 décimales, 52912 ça n’est pas une fin, ça n’est pas une coupure, comme pour les mille é tré de la liste de Don Juan. Elle est là, présente « l’absente de tout bouquet » (Mallarmé), elle est là celle qui n’est pas là, la non-écrite, la 52913 ième.

Daniel : « Pi est un nombre irrationnel, ce qui signifie qu’il ne peut pas s’écrire sous la forme d’une simple fraction de deux nombres entiers. Il est également infini : les décimales continuent sans fin, dans un mouvement numérique perpétuel, de telle sorte que même si on avait une feuille de papier de la taille de l’univers, il serait impossible d’écrire le nombre pi exact. »

Et les étoiles dans le ciel, c’est pour ça aussi que c’est beau ? Est-ce que c’est parce qu’il trouve ça beau, Daniel, qu’il touche l’infini, ou est-ce parce qu’il touche l’infini qu’il trouve ça beau? Comme le nombre d’or qui recélait le secret de la beauté, Pi est un incommensurable. La beauté s’incarne dans un indéchiffrable qui n’apparait qu’en négatif, qu’en résistance au déchiffrement total. La beauté s’incarne dans une sensorialité supplémentaire à cette énumération infinie qui n’en finit pas de ne pas finir, dans une impuissance qui se mue en toute puissance (ce qui n’est pas sans rappeler la beauté de la crucifixion). Pi à la fois ne cesse pas de s’écrire et de ne pas s’écrire, pour reprendre les formules de la sexuation de Lacan. C’est dans cette tension, dans ce nouage, dans cette mise en abime des deux formules qui répondent l’une à l’autre, l’une de l’autre, que « sur-git » le beau, fragile, précaire, menacé : pas encore tout inscriptible... La beauté funambule est une corde qui, comme un certain roseau, plie mais ne doit pas rompre : grâce aux ordinateurs, on peut calculer encore beaucoup plus de décimales de pi, j’ai lu quelque part 1 241, 1 milliard de décimales, mais l’ordinateur ne ressent pas sa beauté... Si l’écriture engloutissait l’impossible, le savoir tuerait le beau et ça cesserait, de s’écrire. N’est-ce pas là l’idéal scientifique ?

Pas-tout inscriptible encore... mais aussi pas-tout beau ! Lacan disait que la beauté boite et peut être faut-il ajouter que ça vaudrait mieux comme ça! La beauté ne réussit que de rater : quand l’impossible à écrire se dénoue, quand l’infini cesse d’être supplémentaire au fini qui le borde, voilà ce qui arrive :

Daniel : « il y eu un moment, vers la fin où je crus que je ne serai pas capable de terminer. C’était au-delà de la 16 600 ieme décimale. Mon esprit fut soudain tout a fait vide, pendant quelques instants : plus de formes, plus de couleurs, plus de textures, rien. Je n’avais jamais vécu cela avant, c’était comme si je regardais un trou noir »

Le voilà, ce franchissement du dernier rempart, de la dernière forme avant la mort, ce franchissement du beau qui positive le vide. Le vide, disait Raymond Devos, c’est un trou sans rien autour... Si la beauté est un rempart, elle est l’enceinte d’un danger à sa mesure, enceinte d’une déchéance qui la suit comme son ombre. Et plus l’ombre grandit et plus la beauté aussi. C’est comme un coucher de soleil : plus ça n’en finit pas de ne pas mourir, plus c’est beau, à moins que ça ne soit plus ça n’en finit pas de mourir... et puis, un jour, ça finit : c’est la nuit... C’est comme Marilyn. Seul le mortel peut sentir cette présence de la mort, seul le fini peut ressentir l’ouverture sur l’infini.

Ce que nous append la folie sur la beauté, c’est aussi que discours capitaliste veut sa peau : dans le chiffrage exhaustif des performances de Daniel où de Leonard de Vinci, dans l’évaluation des psychothérapies, dans la réduction de la folie au handicap... La transparence tue l’invisible, le savoir tue l’insu, la mesure l’incommensurable. La beauté risque-t-elle de s’achever dans un déterminisme totalitaire ? Rien de la beauté comme de la mort ne sera-t-il laissé au hasard ? L’impossible ne sera-t-il plus qu’une impuissance en sursis, une erreur à corriger ? Et Kundera de prédire : « Avant de disparaitre totalement du monde, la beauté existera encore quelques instant, mais par erreur. La beauté par erreur, c’est le dernier stade de l’histoire de la beauté »...

Le nez de Cléopâtre, si il eut été plus court, aujourd’hui, la face du monde n’en serait pas changée. Non, simplement elle se ferait opérer... et sa beauté disparaitrait  dans le con-formisme. Le marché assimile la beauté, il la domestique : d’une dimension politique au cœur de la cité d’Antigone, d’une éthique elle est réduite à une esthétique, à un produit culturel dans les vitrines des musées, à un capital beauté à accumuler. Y’a-t- il, dans le discours capitaliste, une pente mortelle à l’homogénéisation (1) du beau et des biens ? Y a-t-il, pour le consommateur, un risque de mise en continuité (2) de la beauté et du bonheur dans une industrie démocratique : tout le monde a droit à la beauté comme il a droit au bonheur, plus besoin, de « souffrir pour être belle » ! Les anorexiques répondent-elles en boomerang à cette beauté comestible par une beauté fatale, iconoclaste et anticapitaliste ? Refusent-elles d’être « bonnes » comme on dit aujourd’hui au lieu d’être « belles » ? Crèvent-elles l’écran, et de l’écran, d’une société aux images closes sur elles-même, aux corps saturés, au veaux d’or redupliqués? Contre l’idéologie en marche, le beau ne fait pas de progrès, le beau ne sert a rien, le beau n’a pas de prix : les anorexiques du bien-être refusent-elles que la beauté soit un luxe ou alors un Fiat lux?

(1) Et (2) Pour les questions de mise en continuité et de pente à l’homogénéisation, on pourra se référer plus précisément aux travaux de Jacques Lacan sur le nœud borroméen.

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