A la recherche du temps perdu

 

    Gilbert Garcin - courir après le temps


Elsa Caruelle-Quilin, psychanalyste

 

         À Sainte-Anne, nous travaillons donc cette année l’opération clinique. Pour construire ce terme nouveau, nous repartons des textes freudiens et notamment de « Constructions dans l’analyse », un des derniers textes de Freud, 1937, Freud meurt en 1939. Freud pose une équivalence, entre le délire soit la construction du patient et la construction de l’analyste.


         Pouvons nous effectivement construire un équivalent au délire, un équivalent qui rendrait le délire en quelque sorte superflu ? Qu’est ce que ça peut bien vouloir dire d’ailleurs, équivalent au délire ? Dans ce texte, Freud précise « la folie n’est pas sans méthode ». La folie n’est pas, comme on l’entend trop souvent, une perte de la réalité, il n’y a pas donc à obtenir la fameuse critique du délire mais à prendre au sérieux sa méthode, sa construction. Puisque le terme que nous tentons de construire cette année à Sainte-Anne est celui d’opération, et plus particulièrement d’opération du praticien face à la psychose, la psychose peut-elle nous enseigner ce qu’il s’agit de construire ?


         « Qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement », c’est sans doute la phrase qui signe le délire du président Schreber : « Qu’il serait », au conditionnel donc, il serait et non pas il sera beau d’être une femme. Le conditionnel n’est pas un futur déjà écrit, c’est un possible, en ce que, logiquement, le possible est non-advenu. Le possible en ce sens relève d’une temporalité de l’infini, puisque logiquement, quand c’est fini, ce n’est plus possible. En ce sens, Schreber ne construit pas le Tout dont on a trop vite fait de grimer le délire, mais l’infini.


Même les érotomanies les plus cristallisées ne sont pas sans le construire, elles qui reculent à l’infini le moment de la rencontre. Quand l’opération échoue, quand l’infini fini donc, c’est le passage à l’acte. Quand le temps s’arrête dans la psychose, c’est la catatonie, la mélancolie, le syndrome de Cotard. Le temps se fige, l’espace se densifie : nous connaissons tous l’obsession des psychotiques pour les plans de métro infinis, jusqu’à ce que l’espace se close sur lui-même, c’est le délire d’énormité ou de petitesse. La fin du temps, c’est ce que Marcel Czermak a pu décrire comme la mort du sujet. Une patiente vient me voir après une hospitalisation pour ce qu’elle appelle « une accélération maniaque ». Deux ans plus tard, elle construit ce qu’elle fonde comme évènement déclenchant : une cousine par alliance qui a le même prénom et désormais le même nom de famille qu’elle, son homonyme donc, lui fait une remarque désobligeante sur le fait qu’elle ne serait bonne qu’à faire des enfants. Passons sur le contenu même s’il n’est sûrement pas sans intérêt. Ce qui semble plus intéressant encore ce sont, comme nous l’enseigne Freud, les réponses à coté de la patiente durant la séance :
« que je lui serve de miroir, passe encore »… « C’est une image qu’elle a projeté sur moi, une image sans rien derrière »… « Une image ça fige dans le temps, c’est là que j’ai eu mon accélération maniaque. » C’est là, remarquez, l’espace qui surgit à la place du temps, c’est là que se produit une accélération défensive face au temps qui se fige. Le maniaque, dans sa fuite des idées, n’est pas, comme Schreber, sans une tentative de construction de l’infini, même si c’est une construction avortée qui le précipite à l’hôpital. On entend ici, le stade du miroir, où la patiente n’aurait pas pu se retourner : « Une image sans rien derrière ». Le retournement de l’enfant devant le miroir, ce temps mythique du retournement sur soi qui fonde la mémoire humaine, qui fonde la temporalité freudienne, c’est à dire la nôtre, la temporalité de l’après coup, ce retournement sur soi qui fonde le passé donc, n’a pas lieu.

         On entend peut-être trop souvent que les psychotiques « n’auraient pas fait leur stade du miroir ». A moins de la réduire à un simple déficit, si la psychose ne peut se retourner sur elle-même, comment opère-t-elle dans le temps ? Robert, un patient, dit schizophrène, vérifie sans cesse son image dans le miroir, il est « frappé de coups d’éclair dans le sexe » dès qu’il croise un regard. Il veut se couper les cheveux seul, ce qui n’est pas possible, dit-il, sauf, à mettre un miroir de face et un dans son dos. Comme je lui demande ce qu’il verra dans le miroir, il répond d’abord qu’on verra son dos dans le miroir de face. Je lui demande de « réfléchir » un peu plus (au sens propre, celui du miroir). Il est brusquement saisi, il jubile : « Oh ! C’est impossible! Ca me fait une réflectude à l’infini ! ». L’infini dans la mise en abime des miroirs produit un néologisme, peut-on y repérer la marque d’une opération ? Il est en tout cas à noter, que les symptômes hypocondriaques cessent et qu’il supporte désormais un regard dans le face à face. Y a-t-il un rapport entre la suspension infinie de l’après-coup spéculaire par cette « réflectude à l’infini » et la suspension des coups d’éclairs qui frappaient ce patient dans le sexe ? Cette mise en abîme, c’est peut-être ce qu’on pourrait appeler un stade du miroir dans la psychose, la construction d’un manque anticipé a l’infini, la suspension infinie du retournement devant le miroir.


Les deux miroirs mis en abîme, c’est aussi lui et moi. Le face-à-face entre un psychotique et son analyste, peut-il construire un infini en acte dans le transfert ? En tant que l’infini, logiquement, n’a pas d’après-coup, peuvent-ils construire ensemble une autre temporalité que celle de l’après-coup, que celle du retournement sur soi devant le miroir ?

         Il y quelques temps déjà à Sainte-Anne, j’avais parlé d’un petit garçon. Samy, 6 ans, avait hurlé au moment de l’arrêt, au moment de la coupure d’une séance de groupe : « Si c’est comme ça je casse les miroirs ! » Et effectivement, il passe à l’acte, il brise le miroir. La fin de la séance morcèle réellement son image, ce qui n’est pas sans remettre en cause la pratique de la scansion, la pratique de la coupure de la séance, l’opération princeps de l’analyste lacanien.
Quelques mois plus tard, il entre, il va directement au tableau et dessine, comme à la fin de la séance précédente, une sorte de spirale infinie. La séance précédente donc, n’est pas finie, elle continue. Il efface et se met à écrire des opérations.

 

 

100+100=200, 200+200=400…Jusqu’à 900
S : « Après 900 c’est fini »
Moi : et après 900 ?
S : Je veux pas dire 1.000 parce que 1.000 c’est beaucoup moi je veux faire pas beaucoup Moi j’arrive à compter, j’arrive que à compter jusqu’à 900
Moi : Après 900 c’est 1000, 10.000, 100.000…
S : Ça continue pas, j’ai fini de le faire.
Moi : Pourquoi vous continuez pas ?
S : J’ai pas envie, les nombres ils continuent jusqu’à 900.
Moi : Vous savez que 1.000, 10.000, 100.000 ça existe.
S : Oui j’ai pas envie de faire 10.000. Ça s’arrête pas les nombres, c’est jusqu’à l’infini je sais, j’ai pas envie de le faire.

 

Il écrit « unfini » au tableau.

Moi : Qu’est ce que ça veut dire que c’est infini ?
S : « L’infini c’est le dernier nombre. J’ai pas envie de le dernier je ne l’aime pas ce nombre, j’l’aime pas (l’efface du tableau).
Il finira par demander : Si je compte jusqu’à l’infini, après qu’est ce qui va arriver ?
Je lui dit que c’est impossible de compter jusqu’à l’infini, que l’infini est ce à quoi il manquera toujours quelque chose.
Il répond : « Je sais mais je l’aime pas. »

 

         Je passe sur cette intéressante question de l’amour qui émerge là. C’était arrivé, quelques semaines avant qu’un patient me dise : « Si je compte jusqu’à l’infini, après, je serai mort. ». C’est une question logique, entre l’infini et l’après-coup (« après » je serai mort), c’est une question, pour reprendre l’expression de Freud dans constructions dans l’analyse, de méthode. Ca n’est pas sans évoquer la peur des Gaulois qui n’osaient pas s’avancer trop loin dans la mer, pour ne pas tomber dans la fin du monde. Mon hypothèse, c’est que Samy n’ose pas continuer, n’ose construire au delà des 900, comme les Gaulois au delà de Ouessant, parce que l’infini précisément n’est pas construit : le délire n’a pas encore fait son travail…
Le délire n’est pas encore construit, nous sommes devant le pré-texte du délire. Quand ça se finit, Samy en a déjà fait la monstration, son reflet dans le miroir se morcelle. Pouvons nous, donc, proposer une construction équivalente, pour reprendre l’équivalence de Freud entre délire et construction de l’analyste, une construction qui suspendrait la nécessité du délire?

         Je ne sais pas ce qui m’a pris de faire ça, mais sur le pas de porte avec Samy, j’avais l’impression d’avoir manqué mon coup. Alors, j’ai découpé une bande de papier, j’ai fait une demi-torsion et je l’ai scotchée: j’avais construit ce qu’on appelle une bande de Mœbius. Je lui ai donc donné ma construction, qui est comme vous le savez, la surface infinie la plus facilement appréhendable. Je lui ai demandé de faire le tour. Il a tracé avec un stylo. Au moment où il s’est retrouvé de l’autre coté de la bande, il a traversé la bande tel un passe-muraille. Alors nous avons ri ensemble de ma surprise (ça, ça compte). Je lui ai dit qu’il était censé respecter la structure de la construction. Il a repris, amusé, son tracé. Quand je lui ai demandé si il savait ce que c’était que cette construction, il a répondu du tac au tac : « C’est un truc de l’infini » (avec tout le trucage peut-être que comporte une construction telle que repérée par Freud en 1937).

         Peut-on s’autoriser à entendre le terme freudien de « Constructions dans l’analyse » dans son sens le plus architectural, dans son sens le plus réel ? L’opération est-elle un forçage ? C’est peut- être en tout cas un forage. En 1937, la valeur d’une construction pour Freud ne tient plus a sa vérité historique mais à son effet dans le suite de la cure. Ce qui fait directement suite à cette séance, c’est que la question de l’infini devient une construction du temps dans la séance. C’est à dire que la construction solitaire du patient se joue désormais dans le transfert, dans le temps où l’analyste opère : Il prend les kaplas, quand je lui demande ce qu’il compte faire, il répond « Un truc qui dure, tu vas faire ça », je lui demande « Ça va durer combien », il répond « La séance ». Sa question va se cristalliser sur savoir si une séance ça se finit ou si ça se continue, si ca va se terminer les séances ou si ça va continuer pour toujours, y compris « pendant les vacances »… Ça n’est pas sans évoquer la bascule freudienne de la névrose à la névrose de transfert qui témoigne qu’une analyse a effectivement commencé. Il y a sûrement d’autres constructions que celle de l’infini dans la psychose, le tout par exemple est probablement une tentative paranoïaque, mais l’infini est peut-être ce que nous pouvons construire ensemble.

         Pour suspendre, et non pas finir donc, ce travail, je voudrais vous parler d’une jeune patiente qui passe, comme on dit, du coq-à-l’âne, dans un discours rompu par tout objet qui croise son regard et la happe comme un trou noir aspirant le temps et l’espace. Ce jour là, elle fait une construction en séance, un trou en kapla : c’est « pour moi » dit-elle, « ton appartement, c’est là dedans », dans le trou donc. Face à Face, ça dure, longtemps… C’est la première fois qu’elle dure, qu’elle continue, la première fois qu’elle résiste à la force de gravité des objets qui la regardent. Cette expérience d’une continuité, d’une permanence dans le temps, d’un infini potentiel en acte, c’est peut être cela que nous pouvons construire dans le transfert. Quand je lui ai demandé ce que c’était que sa construction, elle a répondu : « C’est du temps ». Elle qui ne cesse de demander dans le transfert si « Il y a du temps ? ». Ce qu’elle dit, je crois, c’est que le transfert, en somme, ne se construit pas dans le temps, c’est que le transfert construit le temps.

***

 

         Peut-être cela vous arrive-t-il aussi, d’avoir un patient, comme Jean, qui demande compulsivement si « Il reste encore du temps » avant la fin du groupe, sans qu’on entende ce qu’il demande réellement, c’est à dire sans métaphore, au sens propre : « Est ce qu’il reste du
temps » ? A la fin de la séance, il se fige : « on fait statue » « On bouge pas les œils ni la bouche », ce qui n’est pas sans évoquer la catatonie. Un jour, il raconte une histoire : « Les parents sont morts », je lui demande ce que ça veut dire : « Mort ça veut dire qu’il y a plus de temps… Est-ce qu’il reste encore du temps ? ». La fin de la séance s’entend alors dans toute sa crudité. L’arrêt de la séance est un arrêt de mort, la fin de la séance de groupe c’est la fin des temps.

         Pouvons-nous ne pas être sourd à ce qui n’a l’air de rien. Il a sûrement dû m’arriver maintes fois de lui dire qu’on s’arrêtait là pour aujourd’hui. Ne pas finir la séance, mais la suspendre, dire plutôt quelque chose comme « Réfléchissez-y pendant ce temps, on continue la semaine prochaine », est- ce une opération clinique ? Faire qu’il reste encore du temps… Cette chirurgie discrète, c’est peut-être ce que Jean Oury a pu appeler la moindre des choses, l’ambiance d’une institution. Ces opérations de continuité, l’air de ne pas y toucher, peuvent-elles construire une durée dans l’institution? Si je vous raconte ce cas, c’est pour être attentive avec vous, non pas tant au contenu de la relation, mais à ce qu’elle construit. Prendre par exemple réellement au sérieux, avec toute la responsabilité que cela requiert, de dire au revoir à un patient psychotique, de dire au revoir à celui qui prend les mots au sérieux, c’est une opération courante, une suture du quotidien. Que répondre à ceux qui nous disent si systématiquement « À demain », même si la prochaine rencontre n’a lieu que la semaine suivante ? Que répondre quand un patient vous demande si « vous habitez là ? » Quel est l’enjeu de la réponse, c’est à dire quel est l’enjeu de la question ?


         Les premiers mots de Jean, lors de la première séance de groupe, furent : « Je suis mort ». C’est dire l’effraction de la rencontre qui le tue dès le début. L’infini, c’est aussi ce qui ne commence pas… « Les psychotiques résistent mal au transfert » (Czermak) : L’institution, en diffractant le transfert, peut-elle construire de la durée, c’est à dire un infini en acte quand tout peut faire coupure, la parole évidemment, la discontinuité des regards, chaque pas de porte… La vulnérabilité de ce qui se construit relève d’un tact de chaque instant. La première fois qu’une patiente m’a dit : « Je suis vide à l’intérieur, je sens rien, je sens pas mes organes, sauf mon cœur qui bat », c’était il y a une douzaine d’années, elle avait quatorze ans. « Sauf mon cœur qui bat » : le transfert on l’entend ici, est une opération, à cœur ouvert…Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose pourrait être : comment ne pas tuer un patient psychotique ?

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