Du confinement volontaire à un asservissement sans coercition

 



 

Par Stéphanie Maubrun, intervention du 3 novembre 2020

 

La psychanalyse ne peut pas se passer d’analyser le discours politique qui révèle un nouveau discours social puisque l’inconscient c’est le social, d’autant que ce discours a des effets de subjectivation.

 

Sans évidemment remettre en cause les dispositions prises jusque-là, les politiques n’avaient pas d’autres possibilités, nous pouvons tout de même considérer ce que cela signifie dans la société contemporaine et les mutations qu’elles impliquent.

 

Depuis novembre 2015 l’état d’urgence est devenu la règle. Qu’est-ce que c’est que l’état d’urgence ? Donner au gouvernement, qui n’est pas élu, la possibilité de prendre des mesures qui relèvent du domaine de la loi, sans débat législatif, sans contradiction. L’état d’urgence n’est pas limité par un champ spécifique mais concerne tous les domaines, droit du travail, régime électoral…

 

L’état d’urgence terroriste a mis au premier plan la sécurité des personnes. Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de France constate que nous nous approchons d’un droit pénal de la sécurité avec la société de surveillance, l’enfermement préventif, l’internement de sûreté. En 2005 a été votée la loi sur la rétention judiciaire pour les délits sexuels, étendue en 2015 au terrorisme, ce qui signifie que l’on peut priver de liberté un individu alors même qu’il n’a commis aucune infraction, seulement parce qu’il est jugé dangereux et risquerait de récidiver[1].

 

Nous serions face à un risque de renoncement à l’Etat de droit, à nos libertés par peur de la pandémie et du terrorisme. En principe l’état d’urgence ne peut pas devenir permanent, mais de facto il est difficile de revenir en arrière avec la tendance incorporer les mesures exceptionnelles. D’ailleurs, suite à l’état d’urgence terroriste, l’essentiel des dispositions ont été intégrées au droit commun.

 

Ainsi, le passage d’un droit pénal de la responsabilité (fondé sur la preuve de la culpabilité et la proportionnalité) vers un droit pénal de la sécurité (droit policier qui traite le suspect en criminel et le criminel en ennemi hors la loi) n’est plus à démontrer. De la responsabilité, donc de l’éthique, à la dangerosité des individus comme fondement des poursuites, on bascule bien vers un régime autoritaire doux au sens de Tocqueville[2].

 

 

L’état d’urgence sanitaire a été décidé en dehors de tout cadre juridique, cela n’existait pas dans la Constitution. Il s’est agi d’une volonté politique en dehors de toute base légale conduite par la nécessité.

 

Pour Dominique Rousseau, un constitutionnaliste (ancien membre du CSM), la peur de la mort fait ressurgir un Etat puissance au détriment du droit des citoyens[3]. L’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dispose que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ». Notez-bien que la vie ni la santé ne sont un droit que le politique est tenu de conserver.

 

On ne peut pas nier la banalisation des restrictions aux libertés fondamentales et dans le même temps nous ne pouvons pas y échapper, le politique ne peut pas faire autrement, nous sommes là soumis à une contingence absolue, un imprévisible incontournable qui rend nécessaire des mesures restrictives, contingence d’un côté, nécessité de l’autre.

 

L’équilibre entre les libertés fondamentales et la sécurité des personnes est donc complétement modifié, le primat sécuritaire englobe aussi bien la question sanitaire que terroriste.

 

Y-a-t-il un mouvement d’acceptation des restrictions au nom de la sécurité des personnes, au nom de la vie ?

 

Encore une fois, je ne conteste pas les mesures et les modalités de leur mises en œuvre, il est tout de même possible de constater que l’on se dirige vers un autoritarisme doux pour prévenir les transmissions du virus et assurer la bonne marche du système de santé. La définition du Larousse précise d’ailleurs que « l'autoritarisme se traduit notamment par la primauté de l'exécutif et la restriction des libertés politiques ».

 

Mais jusqu’où peut tendre ce principe de précaution ? Qu’en est-il du tragique, de l’aléa, et du hasard, s’agit-il d’un déni de la contingence au profit d’une nécessité de la vie comme si vie et mort n’étaient pas intriquées ? Dans un documentaire de Public Sénat sur la grippe de Hong Kong de 1969, un des médecins présents à l’époque expliquait que « mourir de la grippe était une fatalité, c’était dans l’ordre des choses » et aussi qu’« il ne fallait pas, à l’époque, mourir en bonne santé, ça faisait partie des risques de la vie quotidienne ».

 

Prévenir est une prédiction impossible.

 

Lors du premier confinement j’avais été surprise par la rapidité avec laquelle nous nous étions soumis à un tel diktat et je vais reprendre mon raisonnement d’alors.

 

Soumis à une angoisse sociale généralisée, nous avions en quelques heures, intériorisé cette nouvelle norme d’interdiction de se déplacer, d’aller et venir et de se réunir, mais imposée « pour le bien de tous et de chacun », pour la préservation de la vie.

 

Je me demandai s’il s’agissait d’une soumission à l’autorité ou d’une servitude volontaire au sens de La Boétie et du Discours sur la servitude volontaire écrit en 1548.

 

La Boétie définit la servitude volontaire comme une condition où l’homme n’a « rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? »[4]. La Boétie discerne que ça vient d’un autre, que tout tient à l’Autre.

 

C’est que cette servitude volontaire prend sa source dans notre aliénation primordiale au langage, et plus particulièrement au signifiant. D’ailleurs, en droit, une servitude est ce qui limite la jouissance d’un bien, tout comme le langage. Être serve, obéir, c’est bien ne pas jouir. Le signifiant c’est ce qui nous dit « tu dois » ou « il t’est interdit ». En tant qu’impératif, le langage est coercitif, et c’est donc bien le langage qui nous contraint à obéir. D’ailleurs, Lacan dit bien que la liberté de l’homme « se confond avec le développement de sa servitude »[5].

 

Autrement dit la servitude serait donc cette aliénation primordiale au langage, son caractère volontaire c’est la Bejahung au langage. La soumission à l’autorité viendrait comme une répétition de cette assujettissement premier.

 

 

Depuis le premier confinement, le port du masque est devenu obligatoire, puis nous avons été reconfinés, soumis à un couvre-feu. Nous sommes envahis de messages vocaux de respects de gestes (dans le métro, sur les écrans) ; nous sommes entourés de pictogrammes des gestes barrières comme s’il ne restait que le signe du pictogramme, au détriment du signifiant.

 

Le confinement, c’est les corps confinés à l’intérieur, dans l’espace privé, le port du masque, la distanciation, le contrôle social constant peuvent-il être considérés comme une autre forme de confinement, mais dans l’espace publique, confinement des corps, des visages, sans dedans ni dehors ? Le masque rend visible le risque mortel, la dangerosité des corps. Le masque voile le visage mais surtout la bouche, l’oralité est cachée. Mais pas seulement, une jeune patiente disait « la bouche ça sert à parler et à respirer », la bouche comme condition de la vie donc.

 

 

Le corps est devenu à la fois persécuté et persécutant. Quel prochain secourable quand l’autre le plus proche est dangereux ? Au-delà de la couleur de peau, de la religion, des « petites différences », il s’agit du seul corps de l’autre, de sa seule présence, au plus près de nous qui est hostile. Gestes barrières ou barrés, contre une contamination au corps à corps, l’autre est intrinsèquement, voire ontologiquement, hostile.

 

 

« C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps (…). C’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie »[6]. Dans quel nouvel espace sommes-nous en train d’évoluer ? On ne se reconnaît plus, tous quasi identique, sans visage, un miroir sans tain, tous anonymisés. Certains s’interrogent sur des conséquences psychiques sur les tous jeunes enfants. C’est par le corps de l’Autre qu’on a un corps. Et qu’en est-il du cadavre quand la mort est dans la relation à l’autre ? Quid d’un corps sans lieu de l’Autre et donc sans espace ?

 

La pulsion de mort à l’œuvre met en lumière la tendance à l’inertie inexorable, qui pousse à s’arrêter, à ne plus bouger, cette soumission est-elle seulement assujettissement au langage comme je l’indiquais initialement, ou bien un retour au principe d’inertie, encore plus archaïque et primordiale, à cette jouissance mortifère ?

 

Dans Le problème économique du masochisme[7], Freud explique que c’est la libido qui dompte la pulsion de mort. Elle « a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et elle s’en acquitte en dérivant cette pulsion en grande partie vers l’extérieur et en la dirigeant contre les objets extérieurs ». Une partie de la pulsion de mort est placée directement au service de la fonction sexuelle, c’est le sadisme proprement dit ; une autre partie ne participe pas de ce déplacement vers l’extérieur et demeure dans l’organisme où elle se trouve liée par la libido à l’aide de l’excitation sexuelle, c’est le masochisme primaire (il a pour objet l’être propre de l’individu)

 

En essayant d’imposer la vie, mais une vie où les corps ne peuvent plus se toucher ni se rencontrer, que devient la libido ? Reste-t-elle encore un Eros efficace contre Thanatos ? Peut-on envisager une désunion des pulsions ? Un prêtre de mes amis a constaté depuis fin août une augmentation massive des suicides, 20 suicides en deux mois sur sa paroisse, il n’avait jamais été confronté à autant de suicides sur une période si courte (je n’ai pas trouvé de chiffres officiels). Est-ce une conséquence de la désexualisation de notre rapport à la mort ?

 

A l’inverse, sur le quai du métro alors que je portais un masque, un homme, masqué me dit : « Vous êtes ravissante », et il m’interroge sur les origines qu’il me suppose. Expérience étrange d’être un objet de désir, sans visage, sans singularité, une silhouette fantôme qui permet tous les fantasmes.

 

 

Jeudi dernier dans le métro encore, entre deux annonces de station, une autre voix : « Bonjour c’est Danielle qui vous parle, notre santé est notre bien le plus précieux », suit les consignes habituelles de protection. La première surprise a été ce prénom (ma fille me dit : c’est qui Danielle ?), tentative de personnifier un message, une voix qui n’est plus anonyme et qui interpelle, d’humain à humain. Ensuite, ce « nous », inclusion dans une communauté humaine. Puis le sens du message, ce qui est le plus précieux c’est la santé, pas la vie. Enfin, l’enjeu de ce message vocal, suivre les consignes. Or, le port du masque est respecté, que ce soit dans la rue ou dans les transports, quel est donc le véritable enjeu de cette affirmation performative qui tend à réaliser ce qu'il énonce ? « Ce qui compte c’est la santé de tous, c’est la vie » disent les politiques.

 

C’est donc bien le primat de la santé, de la vie humaine, qui est imposé et contraint par le politique.

 

La vie humaine semble là réduite à la santé mais aussi, ce qui n’est pas dit, à la « bonne santé ». L’étymologie de santé est sanitas dérivé de sanus qui signifie « sain », à savoir : qui est en bonne santé, qui ne présente aucun signe de maladie, qui ne présente aucune anomalie, aucun vice.

 

Traditionnellement la santé « c’est la vie dans le silence des organes »[8]. Or, on peut être porteur du virus et en bonne santé, d’où l’obligation pour l’Etat de contrôler les corps.

 

Dans La volonté de savoir[9] Foucault avait déjà montré que c’est sur la vie et tout au long de son déroulement que « le pouvoir établit ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ».

 

Le pouvoir sur la vie s’est développé sous deux pôles :

 

-       l’un centré sur le corps comme machine (dressage, majoration de ses aptitudes, extorsion de ses force, croissance de son utilité et de sa docilité, intégration à des systèmes de contrôle), via les disciplines ;

-       le second est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques (la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie). Cette « prise en charge s’opère par une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population »[10].

 

La pandémie est une illustration sans équivoque de ce bio-pouvoir et de la docilité des corps. « Ce qui est revendiqué et sert d’objectif, c’est la vie, entendue comme besoins fondamentaux, essence concrète de l’homme, accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible »[11].

 

Le corps est donc la chose la plus politique et la plus publique qui soit pour reprendre Paul B. Preciado. Il note que la santé publique implique une gestion des corps, une régulation, une spatialisation des pouvoirs très stricte et que ce sont ces régulations du corps et cette spatialisation du pouvoir qui sont en train de changer aujourd’hui. Nous vivons une mutation planétaire des paradigmes. Au moment des changements de paradigmes, on invente des nouvelles techniques de subjectivation[12].

 

L’intérêt de relire Foucault à l’aune de la pandémie, est de voir dans quelle mesure cette docilité des corps et la mise en place d’une bio-politique a permis aujourd’hui un asservissement sans coercition.

 



[1] Le Monde du 23 octobre 2020

[2] TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique

[3] Le Monde du 20 octobre 2020

[4] E. LA BOETIE Discours sur la servitude volontaire (souligné par moi)

[5] J. LACAN « Propos sur la causalité psychique », in Les Ecrits

[6] FOUCAULT Le corps utopique

[7] FREUD « Le problème économique du masochisme », in Névrose psychose perversion

[8] LERICHE (1879 – 1955)

[9] FOUCAULT La volonté de savoir 1976, pp. 177-193

[10] Ibid

[11] Ibid

[12] France Culture du 30 avril 2020, Les chemins de la philosophie Les philosophes face à la maladie

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