Extrait d’une cure d’enfant : le temps dans les psychoses

 


Par Bettina Gruber

 

 

Quand je le rencontre il a huit ans. Ce qui me touche d’emblée chez lui, c’est son sérieux, son engagement dans la cure, sa volonté d’élaborer à travers la parole, de s’accrocher, bref de faire « son boulot de patient » pour citer Marcel Czermak. Et cela ne reste pas sans effet ;  sur lui, sur son analyste – Elsa Caruelle-Quilin- , sur moi, le scribe, sur toute l’équipe du CMPP : ceux qui l’ont connu petit, « caché sous le manteau de sa mère », marchant sur la pointe des pieds, affublé de gestes stéréotypés.

Je vais tenter de rendre compte de quelques moments clés de cette cure à l’appui du verbatim que j’ai pu recueillir pendant les séances et analyser après-coup ; il s’agit de retracer le mouvement, au-delà du repérage de la structure, suivre le travail effectué dans la cure entre le début et la fin de mon stage ; en effet, il s’agit de poser la question de la psychanalyse des psychoses.

 

 

1. Le temps de l’(in) différenciation 

 

Séance du 24.9.

 

[Rentre dans la salle, s’asseoit à la table, tête baissée, et commence à parler tout de suite, débit rapide, difficile à suivre]

 

Lui – (…) je me suis réveillé, j’ai pris mon petit déjeuner tout seul, suis allé à l’école, c’était pas mal, on a une nouvelle maitresse (…) nous a dit que lundi on aura une maitresse qui s’appelle Anne (…) j’ai fini l’exercice, c’était pas mal, écrire en attaché

Elle – Faut écrire en attaché c’est ça ?

Lui – (…) alors Ryan m’a dit le mot

Elle – Quelle est la difficulté d’écrire en attaché ?

Lui – Sur les lettres de l’alphabet, la lettre sera changée, il y a un mot qui est caché, il y a « a » et aussi « b » et le « c » il y a une lettre qui est cachée (…) l’alphabet en fait, on peut trouver les lettres et les écrire

Elle – Quand on a trouvé

Lui– A b c’est la même chose

Elle – Comment ça c’est la même chose ?

Lui – Les lettres sont cachées il faut trouver la bonne case

Elle – Elles sont cachées ou manquantes ?

Lui – faut trouver l’alphabet qui est caché et l’écrire

 

[Il écrit sur une feuille des lettres A _ B _ C – en majuscules -  avec à chaque fois une lacune comme dans le jeu du pendu]

 

Elle – Elle est cachée ou manquante ?

Lui – elle est cachée, la lettre n’est plus là elle est cachée quelque part – quand les lettres sont cachée, c’est qu’ils sont séparées de l’alphabet, faut les retrouver et les mettre à leur place

Elle – Lettres ou mots ? C’est quoi la différence ? Pourquoi les lettres c’est pas des mots ?

Lui – C’est le phabet [sic ! Je pense c’est ce que j’ai entendu en tout cas… ] – manque à sa place la lettre (…) quand elle a disparue

Elle – oui c’est ça

Lui – hop il y a une lettre qui a disparue, c’est le « j »

Elle – Comment vous le savez ?

Lui – y a des mots qui sont cachés, le premier mot c’est un D

Elle – Mot ou lettre ?

Lui – Un lettre (sic !) – par exemple ici c’est un « h » et derrière le « h » il y a un lettre qui disparaît

Elle – Derrière ou devant ?

Lui– derrière le « H » et derrière le « F », après on peut aller (…)

 

D’emblée la problématique de l’ (in)différenciation s’impose dans cette séance : pour moi, le scribe, pour lui, le patient, pour elle, l’analyste. Ce flot verbal qui démarre comme déclenché par le lieu plus que par une adresse à l’autre ; le débit rapide,  la non-articulation phonologique et logique du propos proféré par A., tête baissée, sans égard ni regard pour l’interlocuteur-l’analyste qui tente de découper tant bien que mal une unité signifiante pour articuler quelque chose.

         « Quelle est la difficulté d’écrire en attaché ? » Pour écrire il faut différencier les lettres, a et b ne peuvent pas être la même chose, pour pouvoir attacher, il faut disposer d’éléments détachés, discrets, différents les uns des autres.

Or, pour A. la notion même d’opposition signifiante ne semble pas opérante : c’est sur quoi l’analyste travaille dans cette séance. Tout un travail de différenciation pour que tout ne soit pas « la même chose », que l’espace se précise (derrière ou devant), que le tout soit différent des parties (mots / lettres), que l’objet caché soit différent de l’objet manquant. Il s’agit de créer les conditions pour qu’une articulation signifiante soit possible pour A.


 

Séance du 1.10.

 

Lui– Vous savez ?

Elle – Non, je ne sais pas

Lui – Dans mon école y a des enfants qui travaillent bien – quand il y a quelqu’un (…) y avait Timothée et hop, il fait rien, il travaille, il s’amuse – vous êtes d’accord ?

Elle – Non faut bien m’expliquer

Lui - ….parfois il travaille ….quand l’école est terminée et qu’il y a des activités de gymnastique et le mec il veut pas donner la main (…) il y a des microbes (…) dis-le au Dieu du diable (…) – c’est pas gentil

Elle – Pourquoi c’est pas gentil ?

Lui – parce que faut pas dire Diable sinon tu peux te transformer en monstre

Elle – Explique moi, se transformer en monstre ?

Lui – (…) le diable c’est un méchant

Elle – qu’est-ce que ça veut dire se transformer ?

Lui – (…) au diable ça veut dire que tu veux te transformer en lapin [c’est ce que j’ai entendu, pas sûre que ce soit ça] – c’est la vérité

Elle-  (…)

Lui – il voit un petit truc rouge dans la chambre des parents, Dieu ou diable

Elle – c’est l’un ou l’autre

Lui – ça veut dire que Dieu avec le Diable il peut faire n’importe quoi avec les enfants (…) si tu veux pas te transformer en monstre il y a un truc vert c’est pas (…)

Elle – C’est l’un ou l’autre pas l’un et l’autre

Lui – [impossible à prendre en note, c’est incompréhensible]

 

Contrairement à la séance précédente, celle-ci commence par ce que j’ai fini par appeler la « formule  transférentielle » d’A. : vous savez ? Ce « vous savez » va revenir souvent, dès qu’il s’adresse à l’analyste. Ce qui se présente comme un tic de langage, n’est-ce pas l’expression d’une certitude, attribuant à l’Autre un savoir total, absolu, y compris celui de pouvoir lire ses pensées ?[1]

L’analyste, elle, va être vigilante et s’efforcer de créer les conditions de résistance au transfert par un « non, je ne sais pas » ; « non, comment voulez vous que je sache, je ne peux pas deviner vos pensées » « non, je ne sais pas, comment voulez vous que je sache si vous ne me dites pas ». Pour que les pensées se transmettent, il faut passer par le dire, par le corps, par le mouvement du corps, de la bouche, des lèvres, il faut articuler, phonétiquement et symboliquement. Nous verrons que le mouvement du corps propre – à condition de trouver une manière de le mettre « en route » - peut soutenir chez A. une articulation orientée de son discours.[2]

 

[dans ce qui suit, les mots et les phrases s’enchainent d’une seule traite, on devine ou croit deviner en creux un récit de vacances : Si je crois deviner en creux un récit de vacances, est-ce un leurre – ie en écoutant j’essaye d’introduire « automatiquement » du sens, un lien entre les différents mots entendus – en somme je « prendrais en compte » les mots cachés comme dans son jeu de la première séance ? Est-ce que j’entends ce qui est caché ou est-ce que je rajoute ce qui manque ?]

 

Elle – Quelle langue vous parlez à la maison?

Lui – [ à nouveau incompréhensible un flot de paroles sans coupure, impossible à prendre en note, des bribes émergent comme des îlots]  - je ne sais pas parler arabe – en France y a un petit truc – c’est là-bas qu’on va apprendre l’alphabet arabe, y a une maîtresse au Maroc – tous les mercredis, le dimanche j’étais là ils ont eu un bébé quand ils étaient en Tunisie – ma sœur, mon premier frère, moi on parle tous en français.

Elle – tous les enfants ne parlent pas l’arabe

Lui – Quand j’aurai 10 ans, je vais parler en arabe (…) parce que ça c’est la mosquée K.  si je suis mort – « bismila achmamère » ça veut dire calmer la douleur.

Elle – C’est important de parler en arabe pour calmer la douleur ?

Lui – oui ça calme la tristesse.

(Fin de la séance)

 

L’ilôt qui émerge dans ce flot – pour moi, le scribe – c’est le signifiant « parler » qui ne cesse de revenir. C’est aussi ce signifiant que l’analyste relève à un moment donné pour « capitonner » quelque chose, dans une tentative de transformer le flot in-interrompu en chaine parlée : « tous les enfants ne parlent pas en arabe ».

Effectivement,  pour parler, il faut plus qu’un simple alignement de mots et notions, fut-ce sous forme d’association metonymique. Il faut ce que Bleuler appelle une representation but, « eine Zielvorstellung » : « c’est seulement la representation but qui transforme une suite de notions en pensée » dit-il.[3] Il faut vouloir dire quelque chose à quelqu’un, il faut qu’un S1 s’articule à un S2 de manière vectorisée (-->) pour qu’une parole puisse se déployer, s’inscrire dans une temporalité, tendre « vers ».

« Quand j’aurai 10 ans, je vais parler arabe » : voilà qu’émerge dans un temps grammatical orienté, appuyé par le chiffre dix, ce qui est peut-être assimilable à la Zielvorstellung de Bleuler comme ce qui construit une pensée. Notons qu’en même temps est convoquée la mort (du sujet) : « si je suis mort ». Les 10 ans : point de fuite qui ferait avancer dans le temps à l’infini, ou point d’arrêt qui vaudrait arrêt de mort ?

 

 

2. L’attente fait surgir l’éprouvé de la durée

 

         Toujours est-il qu’après cette séance, où un temps grammatical se présente pour la première fois de manière articulée, A. va reprendre la thématique du temps quelques séances plus tard : ce jour-là, l’analyste est en retard avec ses consultations, elle le fait attendre ; c’est l’attente qui va faire surgir chez A. l’éprouvé de la durée. Voici ce qu’il en dit en séance[4] :

 

(…)

Lui – Vous savez quand on est en retard…

Elle – Je m’excuse j’étais très en retard

Lui– 5 h de retard c’est trop long

Elle – Vous m’avez attendu alors

( …)

Lui – Je trouve long parce que après on est parti à ’35 (…) attendre quelques heures ça prend du temps

Elle – ça prend du temps le matin

Lui  – Quand vous êtes de retour, quand vous êtes avec lui à 11 h, ça prend trop long, c’est vraiment très dur pour attendre

(…)

 

Lui – C’est dur attendre, le passé, le futur, le temps, le voyage chaque temps ça sera long pour toujours, le temps pour ralentir, faire une pause et arrêter (…) si on ralentit le temps ça va reculer, et si on avance c’est avancer dans le temps, mais si on recule en arrière ça sera long. (…) Pour avancer dans le temps, il faut pousser les jours, quand on recule, il faut recommencer dès le début.

 

L’attente le rend présent au temps, fait consister le temps, le fait consister lui: c’est dur d’attendre va-t-il dire ; il faut pousser les jours pour avancer ; et « quand on recule, il faut recommencer dès le début ».[5] La mise en mouvement du temps est un effort pour A., un effort toujours à recommencer pour éviter que cela ne ralentisse, fasse une pause, voire s’arrête : une manière de parler de sa bradypsychie ? D’évoquer la mort du sujet ?

La suite de la séance semble pouvoir se lire dans ce sens : l’arrêt du temps, c’est la mort du sujet. Le sujet perd le contrôle du temps, ne se sait plus maître de ses jours, pour reprendre la formule de Camus.

 

 

3. L’importance de rester connecté – l’expérience du temps[6]

 

Trois séances plus tard, la bouteille et avec elle le sujet du temps surgiront à nouveau au cours de la séance, amené par A. Il est très présent dès le début de la séance, pas de vide (comme dans la séance précédente) mais « plein de questions à (vous) poser » ; il est éveillé, « connecté ».

 

 

Lui  - J’ai plein de questions à vous poser là…

Elle – (…)

Lui – Vous savez…

Elle – Non je ne sais pas

Lui – (…) fatigué parce que sont à l’école mais ne mangent pas, quand on est petit (…) parce que les petits quand ils ont 2 ans à leur école (ils) n’ont pas de cantine, quand il a 5 ans, (…) peut manger à la cantine. Ce garçon qui a 16 ans et ben vous savez, il y a des caméras, il habite dans cette  ville de Chine ( ?) (…) il prend l’avion, il rentre chez lui. Y a des caméras de surveillance en France

 

(…)

 

Elle – C’est quoi cette histoire de caméras ?

Lui – par exemple, (…) tout ça, le problème c’est qu’à 18 ans sa connexion elle est en train de baisser

Elle – Comment faire pour maintenir la connexion ?

Lui – et ben, c’est sur son téléphone – quand (…) à l’avion il joue – il peut pas prendre l’avion (…) il a baissé, il peut (…)

Elle – Faut rester connecté

Lui – Pour rester connecté et ben, faut rester là

Elle – Exactement, faut rester connecté 

Lui -  Tu ne baisses pas

Elle – Vous êtes connecté ?

Lui – Oui

Elle – Moi aussi je suis connectée, on est connectés tous les deux

Lui – Suis connecté, comme ça je peux y aller (…) peux y aller à l’avion

Elle – Donc il faut se connecter

(…)

 

Elle – Vous êtes connecté là tout  de suite ?

Lui – oui

Elle – et ben moi aussi

 

L’analyste entend son histoire non pas comme une histoire du passé, mais comme quelque chose qui se dit là, maintenant dans la séance : il s’agit de rester connecté au patient, à sa temporalité, de s’assurer que lui aussi est connecté, réveillé on pourrait dire, à ce moment même. Ce qui produit un effet : A. se met en mouvement et commence à nous « enseigner »[7] quelque chose sur son rapport au temps. Comme si la thématique du temps était désormais un fil rouge dans le transfert, comme  si cela permettait de créer un souvenir, une mémoire, une continuité.

 

[Il construit se qu’il appellera plus tard dans l’entretien la machine à remonter le temps : la bouteille rouge + l’entonnoir bleu et il verse du sable – à l’aide de la pelle verte – dans la bouteille à travers l’entonnoir et commente l’écoulement du sable qui semble pour lui représenter le temps – cela fait penser au principe du sablier]

 

Lui – (…) le temps, par  exemple cette bouteille, c’est comme si c’était l’heure, le temps quand on met comme ça, ça veut dire qu’il a avancé dans le temps, quand tu contrôles le temps, tu contrôles tout (…)

Elle – Avec cette bouteille, qu’est-ce que vous pouvez faire ?

Lui – Par exemple le minuteur du  temps il avance quand il s’arrête, quand on le met comme ça, ça veut dire qu’il avance.

Elle – Grâce à cette bouteille vous pouvez faire comment ?

Lui – Comment faire avec ça ? (…) On n’a pas construit mais on crée. La ça continue le temps là, l’heure, la regardez, il est en train (…) là apparemment ça avance un petit peu – là quand c’est terminé ça veut dire qu’on a avancé le temps. Quand tu (…) un temps, tu contrôles tout. L’arrière du temps, si on recule le temps, et ben regarde, et là ça recule, ça veut dire qu’on recommence le temps.

Elle – Et comment ça s’appelle votre appareil ?

Lui – Le futur, la machine à remonter le temps – on avance et on recule – on peut retourner dans le temps de 1947, c’est là – 1944 – la guerre mondiale tu peux y aller – 1959 – tu peux y aller, le président tu peux voir qui c’est

Elle – Votre appareil là, ça permet de faire ça ?

Lui – C’est pas fini, on construit un truc pour

 

En manipulant le temps – littéralement, au sens propre, le sable c’est le temps – il le maîtrise : « quand tu contrôles le temps, tu contrôles tout ». Le temps se présente comme une continuité en train de s’écouler, le présent prend une certaine épaisseur, il se voit « en train de… », et sollicite l’autre comme témoin : « regardez » ; regardez moi en train de …, semble-t-il dire. Ce qui n’est pas sans évoquer la situation de l’enfant devant le miroir, mais un miroir en mouvement. Notons qu’il se réfère à lui-même à la troisième personne[8] comme s’il se situait à la fois – en même temps ? – devant et DANS le miroir, comme s’il se regardait « en train de … », prenant appui sur le regard de l’autre qu’il invite de regarder dans la même direction que lui, sans pour autant le regarder (pas de retournement ?)[9].


De l’expérience au dessin de l’expérience – inscription d’une mémoire ?

 

         Dans un deuxième temps, l’analyste lui propose de dessiner son appareil – celui qu’il vient de construire devant nous - et d’en expliquer le fonctionnement. Ce faisant, elle l’invite en quelque sorte de passer de la présentation  à la re-présentation au sens propre de ce qu’il appellera plus tard son « expérience ». Est-ce que cette retranscription – au sens de Freud[10] - de l’expérience en la dessinant aurait contribué à l’inscrire dans sa mémoire ? A en créer « une image souvenir », « Erinnerungsbild » dit Freud dans l’Esquisse ? Est-ce que le terme « expérience » que A utilisera ultérieurement, pour faire référence à cette séance que nous sommes en train d’analyser,  serait à considérer comme une représentation au sens lacanien du terme, i.e. comme un signifiant ?[11] La question reste ouverte.

         Voici ce que A. dessine et en dit dans la séance pour ce qui est cette « expérience » :

 

[il dessine son dispositif tout en commentant]

 

 

 

Voilà ça c’est la bouteille, et là y a des boutons, voilà….attendez….quelqu’un fait ça – ou alors il compte – cet homme là qui construit cette machine là – ça veut dire qu’il a avancé dans le temps, s’il appuie sur les boutons (…) ça fait que le temps, ça contrôle ; lui il était petit, il peut voir son âge, il veut voir sa journée parce qu’il se souvient pas. On peut faire connaître notre âge quand on est petit on peut le voir.

Elle – comme ça il peut savoir son âge ? C’est ça que vous me dites ?

Lui – Voilà, dessiner du sable…là par exemple, le temps il est en train de….le temps s’arrête et il voit…

Elle – Il peut fonctionner avec ça ?

Lui– Oui avec ça il peut fonctionner.

(fin de la séance)

 

 

Il s’anime lorsqu’il commente son dessin. C’est la première fois qu’il fait référence à lui même comme « cet homme ».

Il semble face à son dessin comme face à un miroir : c’est en tout cas ce qui frappe quand regarde son dessin après-coup. Le bac à sable – dessiné sans profondeur, comme sur un tableau du moyen âge – apparaît comme un cadre à l’intérieur duquel le personnage, « cet homme » nous regarde de face. Il fait appel au registre scopique : il veut voir son âge, il veut voir sa journée. Le voir lui tient lieu de mémoire : « il veut voir sa journée parce qu’il ne s’en souvient pas ». Freud nous dit en effet, que perception consciente (« voir » en l’occurrence) et mémoire s’excluent mutuellement ![12] Pour A. le « voir » permet de « faire connaître » son âge ; mais ne faudrait-il pas que la connaissance s’inscrive dans une mémoire pour qu’elle puisse produire un savoir ? L’analyste, elle, tente de le faire passer du voir au savoir :

 

     « comment ça il peut savoir son âge, c’est ça que vous me dites ? »

     « Voilà, dessiner du sable là par exemple, le temps il est en train de….le temps s’arrête et il voit…

     E – Il peut fonctionner avec ça ?

     A – Oui avec ça il peut fonctionner.

 

 

Pour A., c’est l’expérience du sable/temps, sa manipulation concrète, matérielle, sensorielle, la matérialité du signifiant au sens propre, qui semble pouvoir créer les conditions d’une mémoire, lui permettant d’accéder à un certain savoir : ne dit-on pas parler ou savoir d’expérience ? Lui il peut fonctionner avec ça.

 

4. « L’expérience pure de la réversion temporelle »[13]

 

« Un effet de rencontre entre le passé, le présent et le futur, un point de capiton qui noue un rapport avec le passé. Au cœur du récit où il se projette, et dans les limites de temps du CPCT, il aura été cela ».[14]

 

         Le dessin d’A nous semble pouvoir se lire comme cet « effet de rencontre entre le passé, le présent et le futur ». Ce qui nous intéresse dans ce contexte, ce sont les deux éléments du dessin qui sortent du cadre qui entoure « cet homme » et son appareil: la bouteille, « jetée au loin » dans la séance du « temps cassé », et qui aurait « atterri » dans cette séance comme si elle venait du passé, et le sablier, une représentation du temps, imaginée par A. Abstraction étonnante, un rectangle avec deux cases remplies de sable (« dessiner du sable »), séparées par une barre. Futur et passé accolés, comme dans le nom qu’il donne à sa construction ? « C’est le futur, la machine à remonter le temps ». Le présent, le point où le futur bascule vers le passé, serait-ce cela que représente la barre ?

 

Jacques-Alain Miller évoque, dans son article déjà cité, « les paradoxes du maintenant » selon Aristote et il en propose l’illustration suivante :


Ce schéma ressemble de manière surprenante au sablier d’A. : Le présent comme simple barre entre le passé et le futur qui eux seuls sont remplis de temps. (sable) Le maintenant n’est doncappréhendé qu’en tant que limite qui sépare le passé du futur, espace sans consistance ni étendue propre, « le lieu où l’être bascule sans cesse dans le néant pour en renaitre ».[15]  Dans la psychose, c’est le néant qui menace le sujet à tout instant : faute de pouvoir appréhender la continuité du mouvement, le va-et-vient de la bascule, c’est le basculement final qui surgit, l’arrêt du temps, la mort du sujet.

 

Le présent inscrit sur le schéma aristotélicien est un présent en quelque sorte abstrait, un présent pensé à partir de l’articulation signifiante. Mais le présent de l’expérience a une certaine épaisseur. C’est ce que Lacan signale d’une façon discrète, dans le Séminaire V : “Un discours [...] prend du temps, il a une dimension dans le temps, une épaisseur”, et il ajoute : “Nous ne pouvons absolument pas nous contenter d’un présent instantané, toute notre expérience va là contre”.

Il faut donc s’occuper aussi du présent épais, pas simplement du présent instant. [16]

 

 

C’est via son expérience que A va pouvoir accéder à une certaine épaisseur du moment présent, une certaine durée : « il est en train de … » dit-il. Un sujet « en train de » est un sujet en mouvement. Un-être-en-train-de-parler fait l’expérience que ça « prend du temps », le temps d’articuler – phonétiquement, logiquement, physiquement – un dire.

         Ce qui était point de basculement final, point d’arrêt peut être éprouvé comme instant où le sujet est présent puisqu’il voit: « Le temps s’arrête, il voit… » - c’est l’instant de voir. Le va-et-vient est dit : « il avance, il recule, il avance … ».

Plus tard,[17] et alors que l’immobilisme le guette, il va pouvoir se remettre en mouvement, remettre le temps en mouvement, en faisant référence à son « expérience », voire à cette bouteille jetée dans le passé, d’abord retrouvée dans son « expérience », transformée en image, devenue image souvenir (« Erinnerungsbild » de Freud) : il dira alors « pour que le temps continue, il faut pas boire cette bouteille, des fois quand ça boit cette bouteille, nous donne une seconde avant qu’on est mort (…) sauf qu’il va se passer un truc, on voit le temps en train de se reprendre, on n’est pas mort en fait (…) »

 

 

5. Au delà de l’expérience, l’anticipation

 

C’est A qui va commencer la séance, en anticipant sur la question de l’analyste : c’est notre hypothèse ; il anticiperait sur une question pas encore posée, mais qui a déjà été posée dans le passé. C’est lui qui – au présent - ferait le lien entre les deux, passé et futur. Il est concentré, il a une demande à faire :

 

Lui – ça va bien

Elle – De quoi on va parler ?

Lui– De quoi on va parler ? Je ne sais pas

Elle – Comme ça vient…

Lui – Parce que ….en fait… quand je viens à 13 h pile, c’est que en fait à l’école, vous savez quand ça sera fini, à 13 h 30, en fait, la cantine ça sera fini et tout le monde doit rentrer à la fin de la séance [il fait référence à sa séance au CMPP], je vais être en retard. Parce que moi je suis en retard, j’aime pas ça. (…) Si on peut changer l’heure pour la séance, par exemple 12 h 30 et là on finit à 13 h, ça serait mieux.

Elle – pour continuer la journée…

Lui – la maîtresse n’est pas contente quand je suis en retard

Elle – Je vais me renseigner

Lui – …à 12 h pile et à 13 h, oui, et là je serai pas en retard.

Elle – c’est possible d’être en retard

 

Il demande à l’Autre d’avoir le temps ; l’analyste dit « je vais me renseigner » - elle lui signale qu’elle est, comme lui, soumise à l’Autre, ce n’est pas elle qui contrôle le temps.

 

Le thème du contrôle du temps préoccupe A. depuis un moment. La perte du contrôle du temps est ainsi associé à la mort du sujet : « Il ne contrôle plus le temps, il fait une crise cardiaque » (séance du temps cassé 22.10.2018) Dans la séance de l’expérience du temps (séance du 5.11.2018), il fait remarquer que « quand tu contrôles le temps, tu contrôles tout… ». Cette préoccupation prend parfois une note persécutrice : « on dirait qu’il y a quelqu’un qui contrôle le temps et qui fait avance rapide ». Le temps devient un adversaire qui « veut le battre en retard » ; dans sa course imaginée[18]  contre le temps, il se confronte à un impossible : il ne peut pas être en même temps, à la même heure,  à l’école et au CMPP ; impossible de « battre » le temps.

 

(…)

Lui – (…) Attendez, en fait ça commence à 13 h pile vous avez dit ? Donc là…

Elle – jusqu’à 13 h 30

Lui – Attendez, le rendez-vous s’arrête à quelle heure ?

Elle – ça finit pas, on suspend à 13 h 30

Lui – à 13 h 30 ? ça va sonner

Elle – Impossible d’être à l’école à 13 h 30

 

Lui – C’est horrible ça ! On m’avait dit que c’était à 13 h – ça veut dire là il faut que je coure rapide. (…) c’est long, moi il faut que je prends la vitesse pour courir, faut que je coure là, parce que je suis très en retard, à cause de l’heure que vous avez dit. Parce que si je suis en retard, encore comme en 2018…  

 

 

Elle – Pourquoi c’est impossible d’arrêter le temps ?

Lui – parce que en fait le temps ça allait plus vite, on dirait comme si c’était un…une course. Si je rêvais, si j’avais un téléporteur

Elle – ça prend du temps de se téléporter ?

Lui -  S’il est bien construit on ne serait pas en retard comme ça ; ça passe rapidement jusqu’à l’école des garçons (…) sérieux, là c’est fini.

Elle – On va essayer de décaler la séance pour que vous puissiez prendre le temps d’aller à l’école

 

Le rêve permet au rêveur de s’affranchir du temps et de l’espace tout comme le téléporteur. Dans le rêve, le « en même temps » est possible dans la mesure où il s’agit d’images ; des images, des rebus, qui néanmoins tombent sous la contrainte du temps linéaire dès qu’on les met en mots, dès qu’on les raconte.

 

Il nous semble qu’A commence à prendre la mesure du temps, de battre le temps du dire, et que dans le transfert, dans l’appel à l’Autre, un espace pour le sujet du dire / en train de dire[19] – ce que Lacan appelera le parlêtre – est en train d’émerger. Nous faisons l’hypothèse, que quelque chose de cette expérience du temps est en train de faire trace, de s’inscrire : dans une des séances suivantes et quand le temps menace de s’arrêter à nouveau[20], A pourra – à partir du mot, du signifiant « expérience » que l’analyste lui rappelera, repartir à nouveau. Il est capable de témoigner, de dire cette disparition du temps, qui peut le menacer :

 

     Lui : « ….je ne sais pas quoi dire…le temps parfois ça existe mais des fois il ne sait pas ce que c’est le temps

     Elle : Quand il ne sait pas ce que c’est le temps, qu’est-ce que ça lui fait ?

     Lui : Il continue

 

Un au delà de l’arrêt semble possible : ce qui était arrêt de mort avant, semble pouvoir s’envisager comme une suspension : « il continue ». La survie est desormais possible : la mort du sujet, serait-elle envisageable comme une éclipse dans la parole plutôt qu’une disparition définitive ? Un événement qui relierait un avant et un ensuite ? Qui ferait que l’on puisse continuer à avancer ?

 

 

6. « Le temps retrouvé ou la création d’un monde»[21]

 

Lorsque A rentre dans la salle, la pendule « oiseaux » est posée sur la table, laissée là par le patient précédent. A s’y intéresse, la prend en main. Précisons que cette pendule a la particularité de montrer à la place des chiffres qui indiquent l’heure, des oiseaux dont le chant ponctue les heures pleines.

 

Elle – ça vous intéresse ça ?

Lui -  Pourquoi il n’y a pas les numéros en fait ?

Elle – Oui, il n’y a pas ça…

 

(laisser la question ouverte, ne pas « boucher » avec une réponse d’un Autre qui aurait réponse à tout)

 

Lui – Vous avez oublié de mettre les numéros. C’est un petit peu compliqué à voir l’heure.

 

(A. attribue à l’Autre le fait d’avoir escamoté les chiffres, ie le temps !)

 

Elle – Peut-être on peut arranger ça ? C’est compliqué pour voir l’heure…

Lui– On ne peut rien voir il n’y a que les oiseaux

Elle – Comment on peut réparer ça ? Si on mettait les numéros ?

Lui - …on voit les numéros, c’est tout, c’est juste pour voir l’heure

 

(Avec un feutre, elle inscrit les chiffres par dessus les oiseaux sur la vitre de la pendule. A commente)

 

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze….et c’est bon !

 

Elle– Ah ça recommence !

Lui – Là on peut bien voir

Elle – Ah là on peut bien voir

 

(A se saisit de la pendule et fait tourner les aiguilles ; il manipule le temps)

 

Lui – Bon – quand…quand par exemple c’est comme ça et ben, ce truc là il bouge (ie la trotteuse), je pensais qu’il pouvait s’arrêter, par exemple là, on peut ré-avancer dans le temps…(il fait avancer l’heure manuellement, l’oiseau chante) – on peut ravancer et aussi – regarde ! – ils sont là, il avance, il ravance, on peut avancer rapide pour voir ?

 

(Il s’anime en faisant avancer les aiguilles d’heure en heure, et commente, construit son récit à partir des « points heure/ horaire » faisant défiler devant nous sa journée, ses jours, ses semaines, on peut voir sa vie au quotidien)

 

Et donc ici on peut voir il est quelle heure, cinq heure pile du matin, on ré-avance et là il est onze heures, on ré-avance…voilà ! Là on peut voir qu’il est onze heures….ah oui, on a …

On va dire que ce sera midi et là ça va être 11 h 30, là ça continue à ré-avancer

 

(On retrouve le dire qui fait avancer,  crée les choses ! comme dans la séance du premier récit)

 

Là maintenant il est 13 h ….je ne comprends pas pourquoi ils ont…bon, c’est pas grave on va avancer ;

Là ici on peut voir qu’il est 13 h 30 ; ah oui, j’ai oublié…voilà : là on peut voir qu’il est 13 h 30, là c’est la rentrée, ça veut dire que c’est la rentrée des classes, on rentre à la cantine, ça re-avance, re-avance….là 19 h 30, ça re-avance, là il est 15 h, attendez ! J’arrive, j’arrive !

 

(il avance, il est en mouvement, il arrive !)

 

Elle – Prenez votre temps (c’est à entendre au pied de la lettre, A. prend son temps en main, littéralement)

 

Lui – Voilà ! Alors vous pouvez bien voir qu’il est 15 h 30, là c’est fini pour l’école, là c’est l’heure des activités, on ré-avance, ré-avance, ré-avance, et là …attends ! Voilà !  là il est six heures trente…oublié de mettre….et là, c’est l’heure du goûter, ça veut dire que ça se termine à 18 h 30 les études…

Maintenant c’est fini pour le goûter, l’école est fermée et tous les enfants rentrent.

Elle – Qu’est-ce qui se passe avec le temps ?

Lui – ralentir, reculer un peu pour voir….

(…)

 

Lui – Après, là, voilà il est sept heures du matin, tout le monde se réveille, on prend son petit déjeuner, huit heure onze, on prépare les affaires, voir si tout est bon, huit heures douze on part, l’école elle ouvre à ….ah oui, à huit heures quatorze, ensuite, quand il est huit heures trente, huit heures vingt je veux dire, tout le monde rentre dans la classe ;

A neuf heures trente, c’est….on travaille les maths, après à 10 h trente on fait…

Elle – Il faut toujours ré-avancer comme ça ?

Lui – Voilà ! Il est dix heures trente, là c’est l’heure de la récréation, ensuite ça continue toujours et c’est la même chose que lundi d’hier    (lundi d’hier = lundi de sa dernière séance !)

 

Voilà, on se…là il est huit heures trente, huit heures vingt, après c’est l’heure de la chorale et ça se termine apparemment à 10 h pile

Elle – Qu’est-ce qui s’arrête et qu’est-ce qui continue ?

Lui – la chorale et le temps ça continue et c’est le même, et là, c’est le week-end, des fois on fait des courses

(…)

Lui – Pendant ce temps on fait un petit peu….aller au sport, des fois on mange dans un restaurant, des fois on va au jardin, des fois on coupe des fleurs

Elle – Et le temps, comment ça se passe ?

Lui – ça se passe bien, mais après quand c’est le soir, on rentre tous chez nous, tous les habitants rentrent chez eux ; quand c’est le week-end, on va se réveiller à neuf heures, ça fait lundi – mardi – mercredi, jeudi et ça recommence et après ça change de mois !

(fin de la séance)

 

A. crée le temps  - matériellement – ça rappelle la genèse ![22] Au fil des aiguilles de l’horloge qu’il tourne, sa journée prend vie devant nous, émerge de ce qui était indifférenciation au début. C’est un monde qui prend forme, son monde prend forme.

Il s’oriente dans le temps grâce aux « numéros » : sans eux, « on ne peut rien voir », « on ne peut pas voir le temps », nous dit-il.[23] Ce sont les numéros qui lui donnent accès à un temps cyclique progrédient - « ça recommence et après ça change de mois » - évoquant une progression en forme de spirale, un temps en mouvement, un temps qui avance, plutôt qu’un temps circulaire, mythique et immuable. Nous verrons que dans la séance suivante, il va faire un pas de plus et conclure.

 

 

7.  L’ouverture sur l’infini des chiffres et années – le temps de conclure

 

Elle – Comment ça va depuis le temps

Lui – J’schai pas….(a posé devant lui sur la table deux stylos qui forment un L) – en fait, je transpire parce que….et après….j’ai pas (le jeu des imitations corporelles en miroir continue, A sourit ) bon, pendant les…bon on va parler un petit peu, on va parler un petit peu du temps, on continue, ensuite il s’est passé rien, je sais pas quoi dire….le temps, en fait le problème du temps, c’est tout, des fois en fait le problème c’est en mille neuf cent….., en mille neuf cent dix-huit….ils avaient pas de télé, pas de télécommande, ils avaient pas de montre, pas des horloges, MAIS (il accentue le mais) ils ont quand même – et après en mille neuf cent quarante, mille neuf cent vingt, ils ont essayé de créer des écrans, ils construisaient des écrans, des avions, après ils on construit des horloges ;

 

(silence)

 

Vous savez …

 

Elle – Non je ne sais pas

Lui – en mille neuf cent vingt, ils avaient créé des montres mais pas avec des numéros mais comme là-bas (désigne la pendule du jardin d’enfant où les chiffres sont remplacés par des oiseaux pour indiquer l’heure), ils ont créé des montres avec des horloges comme ça. (ie la pendule oiseau)

 

(L’épisode où l’analyste a inscrit les chiffres sur le cadran de ladite pendule pour qu’A puisse voir l’heure, le temps est inscrit dans une amorce de récit, d’historisation)

 

Après, en mille neuf cent trente, ils ont créé des ordinateurs, ils ont mis des calculeurs, des calculatrices (différence des sexes ?), ils ont créé à l’intérieur, ils ont créé à l’intérieur en….

Elle – Prenez votre temps…

Lui – des cascadurs (sic ?) pour …technologies – ensuite ils on créé, ou ils ont construit (il s’approprie la différence entre créer et construire introduite à une séance antérieure par une question de la thérapeute), ils ont créé des ….des….on va dire que c’est des numéros, en fait c’est des calculs. Il y a un truc, ils ont créé un truc, des capuscades, ils donnent la réponse en huit

Elle – Vous disiez qu’ils n’avaient pas de montres ?

Lui – ils ont créé des montres, pas de numéros, mais juste l’horloge comme ici.

 

(Intéressant cette différenciation qu’il fait entre les montres qui seraient avec les numéros et l’horloge « comme ici » qui serait sans les numéros) (…)

 

Mais maintenant, en 1982, ils ont créé des i-phones, des smartphones, après ils ont mis comme des ordinateurs, après en deux mille….voilà en deux mille dix ils ont créé des tablettes et là, en deux mille quatorze, maintenant ils ont créé des casques et maintenant des télés….et après, je sais pas….

Elle - …(pas noté la relance)

Lui – là maintenant quand on est, maintenant en deux-mille dix-sept, ils ont créé maintenant des montres avec des numéros

 

(La création des numéros a fait événement pour lui  et semble s’inscrire désormais dans son récit – opération clinique qui aura fait inscription ? )

 

Elle – qu’est –ce qui se passe ?

Lui – ce qui se passe, ils ont créé des écouteurs, deux-mille dix-huit, ils ont créé des bateaux, des avions, c’est tout. (petit silence et il reprend vivement) et j’ai oublié, en deux mille huit ils ont créé des voitures

Elle - …ensuite sont venus les numéros

Lui – la construction, ils ont  décidé là en deux mille dix-huit, il y a une nouvelle chose, la nouvelle chose, ils ont décidé que les écouteurs vont arrêter les cris / l’écrit  (il fait peut être allusion aux cris d’oiseaux qui marquent l’heure ?) jusqu’en deux mille, on va dire deux mille vingt, ils ont gardé pour deux mille vingt trois. Ils vont créer de nouvelles écouteurs jusqu’en deux-mille vingt trois, après ils ont décidé de créer des sous-marins, et là c’est bon.

Elle – on peut continuer à créer comme ça ?

Lui – des fois, il continue, des fois ils arrêtent de créer des choses

Elle – Pourquoi ça s’arrêterait les constructions ?

Lui – Mais vous savez, des fois quand on est en deux-mille vingt trois, là on est en deux mille dix-huit et maintenant ça fait enfin que les bateaux sont revenus.

 

(Quelque chose est revenu, enfin…)

 

Ça fait pour voir l’heure qu’il est – ça sert pour voir l’heure dans le temps, cette création sert à construire tout ce qu’il nous faut, des t-shirts, des pulls, des motos… (…)

On va dire qu’on va créer, ( c’est le dire qui crée ! ) on va dire qu’ils vont construire des objets, aussi ils vont après, ils vont construire des magasins, ils ont fait des travaux…

Elle – à partir de quoi on peut créer…

Lui – à partir de …d’aujourd’hui, à partir de chaque année, mais sauf que en fait quand c’est presque la fin de l’année, ils ont eu l’idée de presque tout arrêter de construire.

 

(Presque, pas tout à fait ni tout !)

 

Attendez, j’ai une question à vous poser – est-ce que ça continue toujours les années ?

Elle -  bien sûr

Lui – Je parlais des numéros, deux-mille dix-neuf, est-ce qu’il y a quand ça sera fini les deux milles est-ce que

 

Elle/lui  je ne sais plus qui a dit ce passage lui ou elle ?) deux mille quatre-vingt dix neuf, après ça sera trois mille, après ?

Lui – quatre mille….est-ce qu’il y a dix-neuf mille ?

Elle – après…

Lui – dix mille

Elle – ensuite…

Lui – Quand c’est fini sur mille est-ce que ça continue encore ?

Elle – Oui, jusqu’où selon vous ?

Lui – est-ce qu’il y a une fin ici dans les chiffres ?

Elle – ça continue jusqu’à l’infini

Lui – Ah bon ? D’accord

Elle – l’infini c’est quoi ?

Lui – Je ne sais pas ce que c’est l’infini, je n’ai  (pas appris ?)

Elle – L’infini c’est ce à quoi il manque toujours quelque chose

Lui – d’accord

Elle – (il me semble que c’est à cet endroit l’analyste introduit l’écriture de l’infini ∞ - )

 

Lui – Ah oui ! ça veut dire s’il y en a plus, il remet – je ne savais pas…

Elle …que

Lui – que …est-ce que ça va ….par exemple ça continue, ça continue, quand c’est fini les mille il y a quoi ?

Elle – un million….ensuite

Lui – quand c’est fini les millions ?

Elle – un milliard

A – ah ok ! j’savais pas ! ça veut dire que ça va jusqu’au bout du monde ? ça veut dire qu’il y a pas de fin, ça continue ? ça veut dire que c’est gratuit, quand il y en a plus ça recharge, c’est bon ! là j’ai compris ! (fin de la séance)

 

 

Nous faisons l’hypothèse que la psychose d’A commence à se structurer à partir du moment où il accède aux battements du temps, tendus vers un point d’infini. Une pensée commence à émerger, des néologismes de son cru apparaissent,[24] l’échange avec l’analyste respecte le tour de parole, il semble tisser avec elle le fil d’une pensée jusqu’à ce que SA question surgit : « Attendez, j’ai une question à vous poser – est-ce que ça continue toujours les années ? » Suit le temps de comprendre, et lui de conclure à la fin de la séance : « ça veut dire qu’il y a pas de fin, ça continue ? ça veut dire que c’est gratuit, quand il y en a plus ça recharge, c’est bon ! Là j’ai compris ! »

         Nous ne savons pas ce qu’il a exactement compris, mais il nous semble qu’il y a quelqu’un qui a compris quelque chose, et ça lui permet de continuer, de fonctionner dans la parole. Nous ne savons pas ce qu’il met derrière ce « ça » qui recharge – mais en tout cas, la note paranoïaque se fait plus discrète dans son énonciation.

         L’accès à l’infini – ça s’apprend nous enseigne A ! La notion de suspension plutôt que l’arrêt de la séance semble opérant pour lui : en effet, il s’agirait de suspendre la question du sujet ….à l’infini, « …constituant ce que Lacan nomme dans R.S.I. le « sujet réel », entendez, qui ne se réduit pas à être supposé à la chaîne symbolique ».[25]



[1] le phénomène du devinement de la pensée n’est pas loin.

[2] Il s’agit du mouvement des mains en particulier, dont Freud dit dans l’Esquisse qu’ils suscitent chez le sujet le souvenir des mouvements du corps propre. (chapitre sur Das Erinnern und das Urteilen (rémémorer et juger)

[3] Bleuler, E. (1911). Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien. Leipzig und Wien. Franz Deuticke. Consultable online https://archive.org/details/b21296157/page/n6 p 14.

[4] Séance du 22.10.2018

[5] Ce n’est pas sans évoquer le mythe de Sisyphe, Sisyphe dont Camus dit  qu’ « il est toujours en marche. Le rocher roule encore ». « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Je dirais il faut imaginer Sisyphe courageux, ce même courage que nous constatons chez ce jeune patient, de toujours recommencer dès le début, séance après séance.

[6] Il s’agit de la séance du 5.11.2018.

[7] Il se tient devant nous, à côté du bac à sable, dont le rebord lui sert pour poser les élements necessaires à son « expérience » (le terme est de lui) qu’il manipule tout en nous expliquant de quoi il s’agit, tel un enseignant devant le tableau noir.

[8] Tout en s’identifiant au temps : « La ça continue le temps là, l’heure, la regardez, il est en train (…) », le « il » pouvant être compris comme se référent au temps où à l’homme, « cet homme » qui le manipule.

[9] A. a du mal à regarder l’autre. Il parle souvent tête baissée, sans regarder. L’analyste thématise cela parfois : « regardez-moi » « c’est difficile de se regarder ? »

[10] Freud lettre à Fließ – lettre 112 (anciennement lettre 52) – datée du 6 décembre 1896

[11] Quilichini, J. (2016). Psychose et fonctions de la représentation

[12] Freud lettre 112

[13] Miller, J-A. (2004) « La séance analytique est au contraire un laps de temps tout à fait spécial où le sujet est amené à faire l’expérience pure de la réversion temporelle ». In : Introduction à l’érotique du temps. La Cause freudienne, 56(1), 61-85. doi:10.3917/lcdd.056.0061.

[14]Eric Laurent (2019) in : L’inconscient éclair – Temporalité et éthique au CPCT. p. 136

 

[15] Miller, J-A. (2004).

[16] Ibid

[17] Séance  du 25.03.2019

[18]  On pourrait dire qu’il imagine avec son corps : il marche pour mesurer, rendre les choses concrètes tout en mettant en mot ; sa marche, ses pas, c’est le temps, comme le sable auparavant.

[19] Ce que Freud appelle le « Ichkomplex » dans l’Esquisse, ombilic du mouvement et qu’il différencie du « Subjektkomplex », ie le sujet grammatical du langage.

[20] Séance du 25.03.2019

[21] Séance du 1.4.2019

[22] « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour. » Genèse 1:5,13,19,23,31.

23 « Chez les Grecs anciens, le temps était associé à la numération plutôt qu’à la ligne » nous dit J.-A. Miller dans son article déjà évoqué. Un temps non-géométrique.

[24] Pour percevoir qu’il s’agit de néologisme, il faut la régularité d’une chaine « normale » ! Ici il nous semble avoir repéré « cascadurs » et « capuscades » : les sonorités et la motérialité de lalangue à l’œuvre ?

[25] Soler, C. (2008). Du parlêtre. L'en-je lacanien, 11(2), 23-33. doi:10.3917/enje.011.0023.

 

Commentaires

  1. Merci pour le partage détaillé de ces séances et l'analyse très intéressante qui en est faite. Une source d'inspiration pour la clinique!

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L’espace de la cure, le temps de la séance

"Je dirais que l’on discrute"

Pourquoi y-a-t-il un trou plutôt que rien ?