L’Agressivité en psychanalyse par Jacques Lacan

 

 


Conférence prononcée à Bruxelles en mai 1948 au 11ème Congrès des psychanalystes de langue française, publiée dans la Revue Française de Psychanalyse, juillet-septembre 1948, tome XII, n° 2 pp. 367-388.

 

 

L’Agressivité en psychanalyse

par

Jacques Lacan

 

(367)Mon savant collègue ayant étudié l’agressivité en clinique et en thérapeutique, il me reste la charge de discuter devant vous si l’on peut en former une notion ou concept tel qu’il puisse prétendre à un usage scientifique, c’est-à-dire à objectiver des faits d’un ordre comparable dans la réalité, plus catégoriquement à établir une dimension de l’expérience dont les faits objectivés puissent être considérés comme des variables.

Nous avons tous en commun dans cette assemblée une expérience fondée sur une technique, un système de concepts auquel nous sommes fidèles, autant parce qu’il a été élaboré par celui-là même qui nous à ouvert toutes les voies de cette expérience, que parce qu’il porte la marque vivante des étapes de cette élaboration. C’est-à-dire qu’à l’opposé du dogmatisme qu’on nous impute, nous savons que ce système reste ouvert non seulement dans son achèvement, mais dans plusieurs de ses jointures.

Ces hiatus paraissent se conjoindre dans la signification énigmatique que Freud a promue comme instinct de mort : témoignage, semblable à la figure du Sphynx, de l’aporie où s’est heurtée cette grande pensée dans la tentative la plus profonde qui ait paru de formuler une expérience de l’homme dans le registre de la biologie.

Cette aporie est au cœur de la notion de l’agressivité, dont nous mesurons mieux chaque jour la part qu’il convient de lui attribuer dans l’économie psychique.

C’est pourquoi la question de la nature métapsychologique des tendances mortifères est sans cesse remise sur le canevas par nos collègues théoriciens, non sans contradiction, et souvent, il faut le dire, avec quelque formalisme.

Je veux seulement vous proposer quelques remarques ou thèses, que m’ont inspirées mes réflexions de longtemps autour de cette aporie véritable de la doctrine, et aussi le sentiment qu’à (368)la lecture de nombreux travaux j’ai de notre responsabilité dans l’évolution actuelle de la psychologie de laboratoire et de cure. Je pense d’une part aux recherches dites behaviouristes dont il me semble qu’elles doivent le meilleur de leurs résultats (qui parfois nous semblent un peu minces pour l’appareil dont ils s’entourent) à l’usage souvent implicite qu’elles font des catégories que l’analyse a apportées à la psychologie de l’autre, à ce genre de cure – qu’elle s’adresse aux adultes ou aux enfants – qu’on peut grouper sous le terme de cure psychodramatique, qui cherche son efficacité dans l’abréaction qu’elle tente d’épuiser sur le plan du jeu, et où ici encore l’analyse classique donne les notions efficacement directrices.

 

THÈSE I – L’agressivité se manifeste dans une expérience qui est subjective par sa constitution même.

 

Il n’est pas vain, en effet, de revenir sur le phénomène de l’expérience psychanalytique. Pour viser des données premières, cette réflexion est souvent omise.

On peut dire que l’action psychanalytique se développe dans et par la communication verbale, c’est-à-dire dans une saisie dialectique du sens. Elle suppose donc un sujet qui se manifeste comme tel à l’intention d’un autre.

Cette subjectivité ne peut nous être objectée comme devant être caduque, selon l’idéal auquel satisfait la physique, en l’éliminant par l’appareil enregistreur, sans pouvoir éviter pourtant la caution de l’erreur personnelle dans la lecture du résultat.

Seul un sujet peut comprendre un sens, inversement tout phénomène de sens implique un sujet. Dans l’analyse un sujet se donne comme pouvant être compris et l’est en effet : introspection et intuition prétendue projective ne constituent pas ici les viciations de principe qu’une psychologie, à ses premiers pas dans la voie de la science, a considérées comme irréductibles. Ce serait là faire une impasse de moments abstraitement isolés du dialogue, quand il faut se fier à son mouvement : c’est le mérite de Freud d’en avoir assumé les risques, avant de les dominer par une technique rigoureuse.

Ses résultats peuvent-ils fonder une science positive ? Oui, si l’expérience est contrôlable par tous. Or, constituée entre deux sujets dont l’un joue dans le dialogue un rôle d’idéale impersonnalité (369)(point qui requerra plus loin notre attention), l’expérience, une fois achevée et sous les seules conditions de capacité exigible pour toute recherche spéciale, peut être reprise par l’autre sujet avec un troisième. Cette voie apparemment initiatique n’est qu’une transmission par récurrence, dont il n’y a pas lieu de s’étonner puisqu’elle tient à la structure même, bipolaire, de toute subjectivité. Seule la vitesse de diffusion de l’expérience en est affectée et si sa restriction à l’aire d’une culture peut être discutée, outre qu’aucune saine anthropologie n’en peut tirer objection, tout indique que ses résultats peuvent être relativés assez pour une généralisation qui satisfasse au postulat humanitaire, inséparable de l’esprit de la science.

 

THÈSE II – L’agressivité, dans l’expérience, nous est donnée comme intention d’agression et comme image de dislocation corporelle, et c’est sous de tels modes qu’elle se démontre efficiente.

 

L’expérience analytique nous permet d’éprouver la pression intentionnelle. Nous la lisons dans le sens symbolique des symptômes, dès que le sujet dépouille les défenses par où il les déconnecte de leurs relations avec sa vie quotidienne et avec son histoire, – dans la finalité implicite de ses conduites et de ses refus, – dans les ratés de son action, – dans l’aveu de ses fantasmes privilégiés, – dans les rébus de la vie onirique.

Nous pouvons quasiment la mesurer dans la modulation revendicatrice qui soutient parfois tout le discours, dans ses suspensions, ses hésitations, ses inflexions et ses lapsus, dans les inexactitudes du récit, les irrégularités dans l’application de la règle, les retards aux séances, les absences calculées, souvent dans les récriminations, les reproches, les craintes fantasmatiques, les réactions émotionnelles de colère, les démonstrations à fin intimidante ; les violences proprement dites étant aussi rares que l’impliquent la conjoncture de recours qui a mené au médecin le malade, et sa transformation, acceptée par ce dernier, en une convention de dialogue.

 

*

L’efficacité propre à cette intention agressive est manifeste : nous la constatons couramment dans l’action formatrice d’un individu sur les personnes de sa dépendance : l’agressivité intentionnelle ronge, mine, désagrège ; elle châtre ; elle conduit à la mort : (370)« Et moi qui croyais que tu étais impuissant ! » gémissait dans un cri de tigresse une mère à son fils qui venait de lui avouer, non sans peine, ses tendances homosexuelles. Et l’on pouvait voir que sa permanente agressivité de femme virile n’avait pas été sans effets ; il nous a toujours été impossible, en de semblables cas, d’en détourner les coups de l’entreprise analytique elle-même.

Cette agressivité s’exerce certes dans des contraintes réelles. Mais nous savons d’expérience qu’elle n’est pas moins efficace par la voie de l’expressivité : un parent sévère intimide par sa seule présence et l’image du Punisseur a à peine besoin d’être brandie pour que l’enfant la forme. Elle retentit plus loin qu’aucun sévice.

Ces phénomènes mentaux qu’on appelle les images, d’un terme dont toutes les acceptions sémantiques confirment leur valeur expressive, après les échecs perpétuels dans la tâche d’en rendre compte qu’a enregistrés la psychologie de tradition classique, la psychanalyse la première s’est révélée à niveau de la réalité concrète qu’ils représentent. C’est qu’elle est partie de leur fonction formative dans le sujet et a révélé que si les images déterminent telles inflexions individuelles des tendances, c’est comme variations des matrices que constituent pour les « instincts » eux-mêmes, celles-là spécifiques, que nous faisons répondre à l’antique appellation d’imago.

Entre ces dernières il en est qui représentent les vecteurs électifs des intentions agressives, qu’elles pourvoient d’une efficacité qu’on peut dire magique. Ce sont les images de castration, d’éviration, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d’éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps, bref, les imagos que personnellement j’ai groupées sous la rubrique qui paraît bien être structurale, d’imagos du corps morcelé.

Il y a là un rapport spécifique de l’homme à son propre corps qui se manifeste aussi bien dans la généralité d’une série de pratiques sociales – depuis les rites du tatouage, de l’incision, de la circoncision dans les sociétés primitives, jusque dans ce qu’on pourrait appeler l’arbitraire procustéen de la mode, en tant qu’il dément dans les sociétés avancées ce respect des formes naturelles du corps humain, dont l’idée est tardive dans la culture.

Il n’est besoin que d’écouter la fabulation et les jeux des enfants, isolés ou entre eux, entre deux et cinq ans pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination, que l’expérience de la poupée démantibulée ne fait que combler.

(371)Il faut feuilleter un album reproduisant l’ensemble et les détails de l’œuvre de Jérôme Bosch pour y reconnaître l’atlas de toutes ces images agressives qui tourmentent les hommes. La prévalence parmi elles, découverte par l’analyse, des images d’une autoscopie primitive des organes oraux et dérivés du cloaque, a ici engendré les formes des démons. Il n’est pas jusqu’à l’ogive des angustiæ de la naissance qu’on ne retrouve dans la porte des gouffres où ils poussent les damnés, ni jusqu’à la structure narcissique qu’on ne puisse évoquer dans ces sphères de verre où sont captifs les partenaires épuisés du jardin des délices.

Nous retrouvons sans cesse ces fantasmagories dans les rêves, particulièrement au moment où l’analyse paraît venir se réfléchir sur le fond des fixations les plus archaïques. Et j’évoquerai le rêve d’un de mes patients, chez qui les pulsions agressives se manifestaient par des fantasmes obsédants ; dans le rêve, il se voyait, lui étant en voiture avec la femme de ses amours difficiles, poursuivi par un poisson volant, dont le corps de baudruche laissait transparaître un niveau de liquide horizontal, image de persécution vésicale d’une grande clarté anatomique.

Ce sont là toutes données premières d’une gestalt propre à l’agression chez l’homme et liée au caractère symbolique, non moins qu’au raffinement cruel des armes qu’il fabrique, au moins au stade artisanal de son industrie. Cette fonction imaginaire va s’éclairer dans notre propos.

Notons ici qu’à tenter une réduction behaviouriste du procès analytique – ce à quoi un souci de rigueur, injustifié à mon sens, pousserait certains d’entre nous, – on la mutile de ses données subjectives les plus importantes, dont les fantasmes privilégiés sont les témoins dans la conscience et qui nous ont permis de concevoir l’imago formatrice de l’identification.

 

THÈSE III – Les ressorts d’agressivité décident des raisons qui motivent la technique de l’analyse.

 

Le dialogue paraît en lui-même constituer une renonciation à l’agressivité ; la philosophie depuis Socrate y a toujours mis son espoir de faire triompher la voie rationnelle. Et pourtant depuis le temps que Thrasymaque a fait sa sortie démente au début du grand dialogue de la République, l’échec de la dialectique verbale ne s’est que trop souvent démontré.

(372)J’ai souligné que l’analyste guérissait par le dialogue, et des folies aussi grandes ; quelle vertu Freud lui a-t-il donc ajouté ?

La règle proposée au patient dans l’analyse le laisse s’avancer dans une intentionnalité aveugle à toute autre fin que sa libération d’un mal ou d’une ignorance dont il ne connaît même pas les limites.

Sa voix se fera seule entendre pendant un temps dont la durée reste à la discrétion de l’analyste. Particulièrement l’abstention de celui-ci lui sera vite manifeste, et d’ailleurs confirmée, de lui répondre sur aucun plan de conseil ou de projet. Il y a là une contrainte qui semble aller à l’encontre de la fin désirée et que doit justifier quelque profond motif.

Quel souci conditionne donc en face de lui l’attitude de l’analyste ? Celui d’offrir au dialogue un personnage aussi dénué que possible de caractéristiques individuelles ; nous nous effaçons, nous sortons du champ où pourraient être perçus cet intérêt, cette sympathie, cette réaction que cherche celui qui parle sur le visage de l’interlocuteur, nous évitons toute manifestation de nos goûts personnels, nous cachons ce qui peut les trahir, nous nous dépersonnalisons, et tendons à ce but de représenter pour l’autre un idéal d’impassibilité.

Nous n’exprimons pas seulement là cette apathie que nous avons dû réaliser en nous-mêmes pour être à même de comprendre notre sujet, ni ne préparons le relief d’oracle que, sur ce fond d’inertie, doit prendre[1] notre intervention interprétante.

Nous voulons éviter une embûche, que recèle déjà cet appel, marqué du pathétique éternel de la foi, que le malade nous adresse. Il comporte un secret. « Prends sur toi, nous dit-on, ce mal qui pèse sur mes épaules ; mais, tel que je te vois repu, rassis et confortable, tu ne peux pas être digne de le porter ».

Ce qui apparaît ici comme revendication orgueilleuse de la souffrance montrera son visage, – et parfois à un moment assez décisif pour entrer dans cette « réaction thérapeutique négative » qui a retenu l’attention de Freud, – sous la forme de cette résistance de l’amour-propre, pour prendre ce terme dans toute la profondeur que lui a donné La Rochefoucauld, et qui souvent s’avoue ainsi : « Je ne puis accepter la pensée d’être libéré par un autre que par moi-même ».

Certes, en une plus insondable exigence du cœur, c’est la participation à son mal que le malade attend de nous. Mais c’est la réaction hostile qui guide notre prudence et qui déjà inspirait à (373)Freud sa mise en garde contre toute tentation de jouer au prophète. Seuls les saints sont assez détachés de la plus profonde des passions communes pour éviter les contrecoups agressifs de la charité.

Quant à faire état de l’exemple de nos vertus et de nos mérites, je n’ai jamais vu y recourir que tel grand patron, tout imbu d’une idée, aussi austère qu’innocente, de sa valeur apostolique ; je pense encore à la fureur qu’il déchaîna.

Au reste, comment nous étonner de ces réactions, nous qui dénonçons les ressorts agressifs cachés sous toutes les activités dites philanthropiques.

Nous devons pourtant mettre en jeu l’agressivité du sujet à notre endroit, puisque ces intentions, on le sait, forment le transfert négatif qui est le nœud inaugural du drame analytique.

Ce phénomène représente chez le patient le transfert imaginaire sur notre personne d’une des imagos plus ou moins archaïques qui, par un effet de subduction symbolique, dégrade, dérive ou inhibe le cycle de telle conduite, qui, par un accident de refoulement, a exclu du contrôle du moi telle fonction et tel segment corporel, qui par une action d’identification a donné sa forme à telle instance de la personnalité.

On peut voir que le plus hasardeux prétexte suffit à provoquer l’intention agressive, qui réactualise l’imago, demeurée permanente dans le plan de surdétermination symbolique que nous appelons l’inconscient du sujet, avec sa corrélation intentionnelle.

Un tel mécanisme s’avère souvent extrêmement simple dans l’hystérie : dans le cas d’une jeune fille atteinte d’astasie-abasie, qui résistait depuis des mois aux tentatives de suggestion thérapeutique des styles les plus divers, mon personnage se trouva identifié d’emblée à la constellation des traits les plus désagréables que réalisait pour elle l’objet d’une passion, assez marquée au reste d’un accent délirant. L’imago sous-jacente était celle de son père, dont il suffit que je lui fisse remarquer que l’appui lui avait manqué (carence que je savais avoir effectivement dominé sa biographie et dans un style très romanesque), pour qu’elle se trouvât guérie de son symptôme, sans, pourrait-on dire, qu’elle n’y eût vu que du feu, la passion morbide d’ailleurs ne se trouvant pas pour autant affectée.

Ces nœuds sont plus difficiles à rompre, on le sait, dans la névrose obsessionnelle, justement en raison de ce fait bien connu (374)de nous que sa structure est particulièrement destinée à camoufler, à déplacer, à nier, à diviser et à amortir l’intention agressive, et cela selon une décomposition défensive, si comparable en ses principes à celle qu’illustrent le redan et la chicane, que nous avons entendu plusieurs de nos patients user à leur propre sujet d’une référence métaphorique à des « fortifications à la Vauban ».

Quant au rôle de l’intention agressive dans la phobie, il est pour ainsi dire manifeste.

Ce n’est donc pas qu’il soit défavorable de réactiver une telle intention dans la psychanalyse.

Ce que nous cherchons à éviter pour notre technique, c’est que l’intention agressive chez le patient trouve l’appui d’une idée actuelle de notre personne suffisamment élaborée pour qu’elle puisse s’organiser en ces réactions d’opposition, de dénégation, d’ostentation et de mensonge, que notre expérience nous démontre pour être les modes caractéristiques de l’instance du moi dans le dialogue.

Je caractérise ici cette instance non pas par la construction théorique que Freud en donne dans sa métapsychologie comme du système perception-conscience, mais par l’essence phénoménologique qu’il a reconnue pour être le plus constamment la sienne dans l’expérience, sous l’aspect de la Verneinung, et dont il nous recommande d’apprécier les données dans l’indice le plus général d’une inversion préjudicielle.

Bref, nous désignons dans le moi ce noyau donné à la conscience, mais opaque à la réflexion marqué de toutes les ambiguïtés qui, de la complaisance à la mauvaise foi, structurent dans le sujet humain le vécu passionnel ; ce « je » qui, pour avouer sa facticité à la critique existentielle, oppose son irréductible inertie de prétentions et de méconnaissance à la problématique concrète de la réalisation du sujet.

Loin de l’attaquer de front, la maïeutique analytique adopte un détour qui revient en somme à induire dans le sujet une paranoïa dirigée. C’est bien en effet l’un des aspects de l’action analytique que d’opérer la projection de ce que Mélanie Klein appelle les mauvais objets internes, mécanisme paranoïaque certes, mais ici bien systématisé, filtré en quelque sorte et étanché à mesure.

C’est l’aspect de notre praxis qui répond à la catégorie de l’espace, pour peu qu’on y comprenne cet espace imaginaire où se (375)développe cette dimension des symptômes, qui les structure comme îlots exclus, scotomes inertes, ou autonomismes parasitaires dans les fonctions de la personne.

À l’autre dimension, temporelle, répond l’angoisse et son incidence, soit patente dans le phénomène de la fuite ou de l’inhibition, soit latente quand elle n’apparaît qu’avec l’imago motivante.

Encore, répétons-le, cette imago ne se révèle-t-elle que pour autant que notre attitude offre au sujet le miroir pur d’une surface sans accidents.

Mais qu’on imagine, pour nous comprendre, ce qui se passerait chez un patient qui verrait dans son analyste une réplique exacte de lui-même. Chacun sent que l’excès de tension agressive ferait un tel obstacle à la manifestation du transfert que son effet utile ne pourrait se produire qu’avec la plus grande lenteur, et c’est ce qui arrive dans certaines analyses à fin didactique. L’imaginerons-nous, à la limite, vécue sous le mode d’étrangeté propre aux appréhensions du double, cette situation déclencherait une angoisse immaîtrisable.

 

THÈSE IV – L’agressivité est la tendance corrélative d’un mode d’identification que nous appelons narcissique et qui détermine la structure formelle du moi de l’homme et du registre d’entités, caractéristique de son monde.

 

L’expérience subjective de l’analyse inscrit aussitôt ses résultats dans la psychologie concrète. Indiquons seulement ce qu’elle apporte à la psychologie des émotions en montrant la signification commune d’états aussi divers que la crainte fantasmatique, la colère, la tristesse active ou la fatigue psychasthénique.

Passer maintenant de la subjectivité de l’intention à la notion d’une tendance à l’agression, c’est faire le saut de la phénoménologie de notre expérience à la métapsychologie.

Mais ce saut ne manifeste rien d’autre qu’une exigence de la pensée qui, pour objectiver maintenant le registre des réactions agressives, et faute de pouvoir le sérier en une variation quantitative, doit le comprendre dans une formule d’équivalence. C’est ainsi que nous en usons avec la notion de libido.

La tendance agressive se révèle fondamentale dans une certaine série d’états significatifs de la personnalité, qui sont les psychoses paranoïdes et paranoïaques.

(376)J’ai souligné dans mes travaux qu’on pouvait coordonner par leur sériation strictement parallèle la qualité de la réaction agressive qu’on peut attendre de telle forme de paranoïa avec l’étape de la genèse mentale représentée par le délire symptomatique de cette même forme. Relation qui apparaît encore plus profonde quand, – je l’ai montré pour une forme curable : la paranoïa d’auto-punition – l’acte agressif résout la construction délirante.

Ainsi se série de façon continue la réaction agressive, depuis l’explosion brutale autant qu’immotivée de l’acte à travers toute la gamme des formes des belligérances jusqu’à la guerre froide des démonstrations interprétatives, parallèlement aux imputations de nocivité qui, sans parler du kakon obscur à quoi le paranoïde réfère sa discordance de tout contact vital, s’étagent depuis la motivation, empruntée au registre d’un organicisme très primitif, du poison, à celle, magique, du maléfice, télépathique, de l’influence, lésionnelle, de l’intrusion physique, abusive, du détournement de l’intention, dépossessive, du vol du secret, profanatoire, du viol de l’intimité, juridique, du préjudice, persécutive, de l’espionnage et de l’intimidation, prestigieuse, de la diffamation et de l’atteinte à l’honneur, revendicatrice, du dommage et de l’exploitation.

Cette série où nous retrouvons toutes les enveloppes successives du statut biologique et social de la personne, j’ai montré qu’elle tenait dans chaque cas à une organisation originale des formes du moi et de l’objet qui en sont également affectées dans leur structure, et jusque dans les catégories spatiale et temporelle où ils se constituent, vécus comme événements dans une perspective de mirages, comme affections avec un accent de stéréotypie qui en suspend la dialectique.

Janet qui a montré si admirablement la signification des sentiments de persécution comme moments phénoménologiques des conduites sociales, n’a pas approfondi leur caractère commun, qui est précisément qu’ils se constituent par une stagnation d’un de ces moments, semblable en étrangeté à la figure des acteurs quand s’arrête de tourner le film.

Or cette stagnation formelle est parente de la structure la plus générale de la connaissance humaine : celle qui constitue le moi et les objets sous des attributs de permanence, d’identité et de substantialité, bref sous forme d’entités ou de « choses » très différentes de ces gestalt que l’expérience nous permet d’isoler dans la mouvance du champ tendu selon les lignes du désir animal.

Effectivement cette fixation formelle qui introduit une (377)certaine rupture de plan, une certaine discordance entre l’organisme de l’homme et son Umwelt, est la condition même qui étend indéfiniment son monde et sa puissance, en donnant à ses objets leur polyvalence instrumentale et leur polyphonie symbolique, leur potentiel aussi d’armement.

Ce que j’ai appelé la connaissance paranoïaque se démontre alors répondre dans ses formes plus ou moins archaïques à certains moments critiques, scandant l’histoire de la genèse mentale de l’homme, et qui représentent chacun un stade de l’identification objectivante.

On peu en entrevoir par la simple observation les étapes chez l’enfant, où une Charlotte Bühler, une Elsa Kölher, et l’école de Chicago à leur suite, nous montrent plusieurs plans de manifestations significatives, mais auxquels seule l’expérience analytique peut donner leur valeur exacte en permettant d’y réintégrer la relation subjective.

Le premier plan nous montre que l’expérience de soi-même chez l’enfant du premier âge, en tant qu’elle se réfère à son semblable, se développe à partir d’une situation vécue comme indifférenciée. Ainsi autour de l’âge de huit mois dans ces confrontations entre enfants, qui, notons-le, pour être fécondes, ne permettent guère que deux mois et demi d’écart d’âge, voyons-nous ces gestes d’actions fictives par où un sujet reconduit l’effort imparfait du geste de l’autre en confondant leur distincte application, ces synchronies de la captation spectaculaire, d’autant plus remarquables qu’elles devancent la coordination complète des appareils moteurs qu’elles mettent en jeu.

Ainsi l’agressivité qui se manifeste dans les retaliations de tapes et de coups ne peut seulement être tenue pour une manifestation ludique d’exercice des forces et de leur mise en jeu pour le repérage du corps. Elle doit être comprise dans un ordre de coordination plus ample : celui qui subordonnera les fonctions de postures toniques et de tension végétative à une relativité sociale dont un Wallon a remarquablement souligné la prévalence dans la constitution expressive des émotions humaines.

Bien plus, j’ai cru moi-même pouvoir mettre en valeur que l’enfant dans ces occasions anticipe sur le plan mental la conquête de l’unité fonctionnelle de son propre corps, encore inachevé à ce moment sur le plan de la motricité volontaire.

Il y a là une première captation par l’image où se dessine le (378)premier moment de la dialectique des identifications. Il est lié à un phénomène de Gestalt, la perception très précoce chez l’enfant de la forme humaine forme qui, on le sait, fixe son intérêt dès les premiers mois, et même pour le visage humain dès le dixième jour. Mais ce qui démontre le phénomène de reconnaissance, impliquant la subjectivité, ce sont les signes de jubilation triomphante et le ludisme de repérage qui caractérisent dès le sixième mois la rencontre par l’enfant de son image au miroir. Cette conduite contraste vivement avec l’indifférence manifestée par les animaux mêmes qui perçoivent cette image, le chimpanzé par exemple, quand ils ont fait l’épreuve de sa vanité objectale, et elle prend encore plus de relief de se produire à un âge où l’enfant présente encore, pour le niveau de son intelligence instrumentale, un retard sur le chimpanzé, qu’il ne rejoint qu’à onze mois.

Ce que j’ai appelé le stade du miroir a l’intérêt de manifester le dynamisme affectif par où le sujet s’identifie primordialement à la Gestalt visuelle de son propre corps : elle est, par rapport à l’incoordination encore très profonde de sa propre motricité, unité idéale, imago salutaire ; elle est valorisée de toute la détresse originelle, liée à la discordance intra-organique et relationnelle du petit d’homme, durant les six premiers mois, où il porte les signes, neurologiques et humoraux, d’une prématuration natale physiologique.

C’est cette captation par l’imago de la forme humaine, plus qu’une Einfühlung dont tout démontre l’absence dans la prime enfance, qui entre six mois et deux ans et demi domine toute la dialectique du comportement de l’enfant en présence de son semblable. Durant toute cette période on enregistrera les réactions émotionnelles et les témoignages articulés d’un transitivisme normal. L’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit tomber pleure. De même c’est dans une identification à l’autre qu’il vit toute la gamme des réactions de prestance et de parade, dont ses conduites révèlent avec évidence l’ambivalence structurale, esclave identifié au despote, acteur au spectateur, séduit au séducteur.

Il y a là une sorte de carrefour structural, où nous devons accommoder notre pensée pour comprendre la nature de l’agressivité chez l’homme et sa relation avec le formalisme de son moi et de ses objets. Ce rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et c’est là la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi.

(379)Cette forme se cristallisera en effet dans la tension conflictuelle interne au sujet, que détermine l’éveil de son désir pour l’objet du désir de l’autre : ici le concours primordial se précipite en concurrence agressive, et c’est d’elle que naît la triade de l’autrui, du moi et de l’objet, qui, en étoilant l’espace de la communion spectaculaire, s’y inscrit selon un formalisme qui lui est propre, et qui domine tellement l’Einfühlung affective, que l’enfant à cet âge peut méconnaître l’identité des personnes à lui les plus familières, si elles lui apparaissent dans un entourage entièrement renouvelé.

Mais si déjà le moi apparaît dès l’origine marqué de cette relativité agressive, où les esprits en mal d’objectivité pourront reconnaître les érections émotionnelles provoquées chez l’animal qu’un désir vient solliciter latéralement dans l’exercice de son conditionnement expérimental, comment ne pas concevoir que chaque grande métamorphose instinctuelle, scandant la vie de l’individu, remettra en cause sa délimitation, faite de la conjonction de l’histoire du sujet avec l’impensable innéité de son désir ?

C’est pourquoi jamais, sinon à une limite que les génies les plus grands n’ont jamais pu approcher, le moi de l’homme n’est réductible à son identité vécue ; et dans les disruptions dépressives des revers vécus de l’infériorité, engendre-t-il essentiellement les négations mortelles qui le figent dans son formalisme. « Je ne suis rien de ce qui m’arrive. Tu n’es rien de ce qui vaut ».

Aussi bien les deux moments se confondent-ils où le sujet se nie lui-même et où il charge l’autre, et l’on y découvre cette structure paranoïaque du moi qui trouve son analogue dans les négations fondamentales, mises en valeur par Freud dans les trois délires de jalousie, d’érotomanie et d’interprétation. C’est le délire même de la belle âme misanthrope, rejetant sur le monde le désordre qui fait son être.

L’expérience subjective doit être habilitée de plein droit à reconnaître le nœud central de l’agressivité ambivalente, que notre moment culturel nous donne sous l’espèce dominante du ressentiment, jusque dans ses plus archaïques aspects chez l’enfant. Ainsi pour avoir vécu à un moment semblable et n’avoir pas eu à souffrir de cette résistance behaviouriste au sens qui nous est propre, saint Augustin devance-t-il la psychanalyse en nous donnant une image exemplaire d’un tel comportement en ces termes : « Vidi ego et expertus sum zelantem parvulum : nondum loquebatur et intuebatur pallidus amaro aspectu conlactanueum suum ». (380)« J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait ». Ainsi noue-t-il impérissablement, avec l’étape infans (d’avant la parole) du premier âge, la situation d’absorption spectaculaire : il contemplait, la réaction émotionnelle : tout pâle, et cette réactivation des images de la frustration primordiale : et d’un regard empoisonné, qui sont les coordonnées psychiques et somatiques de l’agressivité originelle.

C’est seulement Mme Mélanie Klein qui, travaillant sur l’enfant à la limite même de l’apparition du langage, a osé projeter l’expérience subjective dans cette période antérieure où l’observation nous permet pourtant d’affirmer sa dimension, dans le simple fait par exemple qu’un enfant qui ne parle pas réagit différemment à une punition et à une brutalité.

Par elle nous savons la fonction de la primordiale enceinte imaginaire formée par l’imago du corps maternel ; par elle nous avons la cartographie, dessinée de la main même des enfants, de son empire intérieur, et l’atlas historique des divisions intestines où les imagos du père et des frères réels ou virtuels, où l’agression vorace du sujet lui-même débattent leur emprise délétère sur ses régions sacrées. Nous savons aussi la persistance dans le sujet de cette ombre des mauvais objets internes, liés à quelque accidentelle association (pour user d’un terme dont il serait bon que nous mettions en valeur le sens organique que lui donne notre expérience, en opposition au sens abstrait qu’il garde de l’idéologie humienne). Par là nous pouvons comprendre par quels ressorts structuraux la réévocation de certaines personæ imaginaires, la reproduction de certaines infériorités de situation peuvent déconcerter de la façon la plus rigoureusement prévisible les fonctions volontaires chez l’adulte : à savoir leur incidence morcelante sur l’imago de l’identification originelle.

En nous montrant la primordialité de la « position dépressive », l’extrême archaïsme de la subjectivation d’un kakon, Mélanie Klein repousse les limites où nous pouvons voir jouer la fonction subjective de l’identification, et particulièrement nous permet de situer comme tout à fait originelle la première formation du surmoi.

Mais précisément il y a intérêt à délimiter l’orbite où s’ordonnent pour notre réflexion théorique les rapports, loin d’être tous élucidés, de la tension de culpabilité, de la nocivité orale, de la fixation hypocondriaque, voire de ce masochisme primordial que (381)nous excluons de notre propos, pour en isoler la notion d’une agressivité liée à la relation narcissique et aux structures de méconnaissance et d’objectivation systématiques qui caractérisent la formation du moi.

À l’Urbild de cette formation, quoique aliénante par sa fonction extranéisante, répond une satisfaction propre, qui tient à l’intégration d’un désarroi organique originel, satisfaction qu’il faut concevoir dans la dimension d’une déhiscence vitale constitutive de l’homme et qui rend impensable l’idée d’un milieu qui lui soit préformé, libido « négative » qui fait luire à nouveau la notion héraclitéenne de la Discorde, tenue par l’Éphésien pour antérieure à l’harmonie.

Nul besoin dès lors de chercher plus loin la source de cette énergie dont Freud, à propos du problème de la répression, se demande d’où l’emprunte le moi, pour le mettre au service du « principe de réalité ».

Nul doute qu’elle ne provienne de la « passion narcissique », pour peu qu’on conçoive le moi selon la notion subjective que nous promouvons ici pour conforme au registre de notre expérience ; les difficultés théoriques rencontrées par Freud nous semblent en effet tenir à ce mirage d’objectivation, hérité de la psychologie classique, que constitue l’idée du système perception-conscience, et où semble soudain méconnu le fait de tout ce que le moi néglige, scotomise, méconnaît dans les sensations qui le font réagir à la réalité, comme de tout ce qu’il ignore, tarit et noue dans les significations qu’il reçoit du langage : méconnaissance bien surprenante chez l’homme qui même a su forcer les limites de l’inconscient par la puissance de sa dialectique.

Tout comme l’oppression insensée du surmoi reste à la racine des impératifs motivés de la conscience morale, la furieuse passion, qui spécifie l’homme, d’imprimer dans la réalité son image est le fondement obscur des médiations rationnelles de la volonté.

 

*

* *

La notion d’une agressivité comme tension corrélative de la structure narcissique dans le devenir du sujet permet de comprendre dans une fonction très simplement formulée toutes sortes d’accidents et d’atypies de ce devenir.

Nous indiquerons ici comment nous en concevons la liaison dialectique avec la fonction du complexe d’Œdipe. Celle-ci dans (382)sa normalité est de sublimation, qui désigne très exactement un remaniement identificatoire du sujet, et, comme l’a écrit Freud dès qu’il eut ressenti la nécessité d’une coordination « topique » des dynamismes psychiques, une identification secondaire par introjection de l’imago du parent de même sexe.

L’énergie de cette identification est donnée par le premier surgissement biologique de la libido génitale. Mais il est clair que l’effet structural d’identification au rival ne va pas de soi, sinon sur le plan de la fable, et ne se conçoit que s’il est préparé par une identification primaire qui structure le sujet comme rivalisant avec soi-même. En fait, la note d’impuissance biologique se retrouve ici, ainsi que l’effet d’anticipation caractéristique de la genèse du psychisme humain, dans la fixation d’un « idéal » imaginaire que l’analyse a montré décider de la conformation de l’« instinct » au sexe physiologique de l’individu. Point, soit dit en passant, dont nous ne saurions trop souligner la portée anthropologique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la fonction que nous appellerons pacifiante de l’idéal du moi, la connexion de sa normativité libidinale avec une normativité culturelle, liée depuis l’orée de l’histoire à l’imago du père. Ici gît évidemment la portée que garde l’œuvre de Freud : Totem et tabou, malgré le cercle mythique qui la vicie, en tant qu’elle fait dériver de l’événement mythologique, à savoir du meurtre du père, la dimension subjective qui lui donne son sens, la culpabilité.

Freud en effet nous montre que le besoin d’une participation, qui neutralise le conflit inscrit après le meurtre dans la situation de rivalité entre les frères, est le fondement de l’identification au Totem paternel. Ainsi l’identification œdipienne est celle par où le sujet transcende l’agressivité constitutive de la première individuation subjective. Nous avons insisté ailleurs sur le pas qu’elle constitue dans l’instauration de cette distance, par quoi, avec les sentiments de l’ordre du respect, est réalisée toute une assomption affective du prochain.

Seule la mentalité antidialectique d’une culture qui, pour être dominée par des fins objectivantes, tend à réduire à l’être du moi toute l’activité subjective, peut justifier l’étonnement produit chez un Van den Steinen par le Bororo qui profère « Je suis un ara ». Et tous les sociologues de la « mentalité primitive » de s’affairer autour de cette profession d’identité, qui pourtant n’a rien de plus surprenant pour la réflexion que d’affirmer : « Je suis médecin » ou « Je suis citoyen de la République française », et présente sûrement (383)moins de difficultés logiques que de promulguer : « Je suis un homme », ce qui dans sa pleine valeur ne peut vouloir dire que ceci : « Je suis semblable à celui qu’en le reconnaissant comme homme, je fonde à me reconnaître pour tel ». Ces diverses formules ne se comprenant en fin de compte qu’en référence à la vérité du « Je est un autre », moins fulgurante à l’intuition du poète qu’évidente au regard du psychanalyste.

Qui, sinon nous, remettra en question le statut objectif de ce « je », qu’une évolution historique propre à notre culture tend à confondre avec le sujet ? Cette anomalie mériterait d’être manifestée dans ses incidences particulières sur tous les plans du langage, et tout d’abord dans ce sujet grammatical de la première personne dans nos langues, dans ce « J’aime », hypostasiant la tendance dans un sujet qui la nie. Mirage impossible dans des formes linguistiques où se rangent les plus antiques, et où le sujet apparaît fondamentalement en position de déterminatif ou d’instrumental de l’action.

Laissons ici la critique de tous les abus du cogito ergo sum, pour rappeler que le moi, dans notre expérience, représente le centre de toutes les résistances à la cure des symptômes.

Il devait arriver que l’analyse, après avoir mis l’accent sur la réintégration des tendances exclues par le moi, en tant que sous-jacentes aux symptômes auxquels elle s’attaqua d’abord, pour la plupart liés aux ratés de l’identification œdipienne, vînt à découvrir la dimension « morale » du problème.

Et c’est parallèlement que sont venues au premier plan d’une part le rôle joué par les tendances agressives dans la structure des symptômes et de la personnalité, d’autre part toutes sortes de conceptions « valorisantes » de la libido libérée, dont une des premières est due aux psychanalystes français sous le registre de l’oblativité.

Il est clair en effet que la libido génitale s’exerce dans le sens d’un dépassement, d’ailleurs aveugle, de l’individu au profit de l’espèce, et que ses effets sublimants dans la crise de l’Œdipe sont à la source de tout le procès de la subordination culturelle de l’homme. Néanmoins on ne saurait trop mettre l’accent sur le caractère irréductible de la structure narcissique, et sur l’ambiguïté d’une notion qui tendrait à méconnaître la constance de la tension agressive dans toute vie morale comportant la sujétion à cette structure : or aucune oblativité ne saurait en libérer l’altruisme. Et c’est pourquoi La Rochefoucauld à pu formuler (384)sa maxime, où sa rigueur s’accorde au thème fondamental de sa pensée, sur l’incompatibilité du mariage et des délices.

Nous laisserions se dégrader le tranchant de notre expérience à nous leurrer, sinon nos patients, sur une harmonie préétablie quelconque, qui libérerait de toute induction agressive dans le sujet les conformismes sociaux que la réduction des symptômes rend possible.

Et les théoriciens du Moyen Âge montraient une autre pénétration, qui débattaient le problème de l’amour entre les deux pôles d’une théorie « physique » et d’une théorie « extatique », l’une et l’autre impliquant la résorption du moi de l’homme, soit par sa réintégration dans un bien universel, soit par l’effusion du sujet vers un objet sans altérité.

C’est à toutes les phases génétiques de l’individu, à tous les degrés d’accomplissement humain dans la personne, que nous retrouvons ce moment narcissique dans le sujet, en un avant où il doit assumer une frustration libidinale et un après où il se transcende dans une sublimation normative.

Cette conception nous fait comprendre l’agressivité impliquée dans les effets de toutes les régressions, de tous les avortements, de tous les refus du développement typique dans le sujet, et spécialement sur le plan de la réalisation sexuelle, plus exactement à l’intérieur de chacune des grandes phases que déterminent dans la vie humaine les métamorphoses libidinales dont l’analyse a démontré la fonction majeure : sevrage, Œdipe, puberté, maturité, ou maternité, voire climax involutif. Et nous avons souvent dit que l’accent mis d’abord dans la doctrine sur les rétorsions agressives du conflit œdipien dans le sujet répondait au fait que les effets du complexe furent aperçus d’abord dans les ratés de sa solution.

Il n’est pas besoin de souligner qu’une théorie cohérente de la phase narcissique clarifie le fait de l’ambivalence propre aux « pulsions partielles » de la scoptophilie, du sadomasochisme et de l’homosexualité, non moins que le formalisme stéréotypique et cérémoniel de l’agressivité qui s’y manifeste : nous visons ici l’aspect fréquemment très peu « réalisé » de l’appréhension de l’autrui dans l’exercice de telles de ces perversions, leur valeur subjective dans le fait bien différente des reconstructions existentielles, d’ailleurs très saisissantes, qu’un Jean-Paul Sartre en a pu donner.

Je veux encore indiquer en passant que la fonction décisive que nous donnons à l’imago du corps propre dans la détermination (385)de la phase narcissique permet de comprendre la relation clinique entre les anomalies congénitales de la latéralisation fonctionnelle (gaucherie) et toutes les formes d’inversion de la normalisation sexuelle et culturelle. Cela nous rappelle le rôle attribué à la gymnastique dans l’idéal « bel et bon » de l’éducation antique et nous amène à la thèse sociale par laquelle nous concluons.

 

THÈSE V – Une telle notion de l’agressivité comme d’une des coordonnées intentionnelles du moi humain, et spécialement relative à la catégorie de l’espace, fait concevoir son rôle dans la névrose moderne et le malaise de la civilisation.

 

Nous ne voulons ici qu’ouvrir une perspective sur les verdicts que dans l’ordre social actuel nous permet notre expérience. La prééminence de l’agressivité dans notre civilisation serait déjà suffisamment démontrée par le fait qu’elle est habituellement confondue dans la morale moyenne avec la vertu de la force. Très justement comprise comme significative d’un développement du moi, elle est tenue pour d’un usage social indispensable et si communément reçue dans les mœurs qu’il faut, pour en mesurer la particularité culturelle, se pénétrer du sens et des vertus efficaces d’une pratique comme celle du jang dans la morale publique et privée des Chinois.

Ne serait-ce pas superflu, le prestige de l’idée de la lutte pour la vie serait suffisamment attesté par le succès d’une théorie qui a pu faire accepter à notre pensée une sélection fondée sur la seule conquête de l’espace par l’animal comme une explication valable des développements de la vie. Aussi bien le succès de Darwin semble-t-il tenir à ce qu’il projette les prédations de la société victorienne et l’euphorie économique qui sanctionnait pour elle la dévastation sociale qu’elle inaugurait à l’échelle de la planète, à ce qu’il les justifie par l’image d’un laissez-faire des dévorants les plus forts dans leur concurrence pour leur proie naturelle.

Avant lui pourtant, un Hegel avait donné la théorie pour toujours de la fonction propre de l’agressivité dans l’ontologie humaine, semblant prophétiser la loi de fer de notre temps. C’est du conflit du Maître et de l’Esclave qu’il déduit tout le progrès subjectif et objectif de notre histoire, faisant surgir de ces crises les synthèses que représentent les formes les plus élevées du statut de la personne en Occident, du stoïcien au chrétien et jusqu’au citoyen futur de l’État Universel.

(386)Ici l’individu naturel est tenu pour néant, puisque le sujet humain l’est en effet devant le Maître absolu qui lui est donné dans la mort. La satisfaction du désir humain n’est possible que médiatisée par le désir et le travail de l’autre. Si dans le conflit du Maître et de l’Esclave, c’est la reconnaissance de l’homme par l’homme qui est en jeu, c’est aussi sur une négation radicale des valeurs naturelles qu’elle est promue, soit qu’elle s’exprime dans la tyrannie stérile du maître où dans celle féconde du travail.

On sait l’armature qu’a donnée cette doctrine profonde au spartacisme constructif de l’esclave recréé par la barbarie du siècle darwinien.

La relativation de notre sociologie par le recueil scientifique des formes culturelles que nous détruisons dans le monde, et aussi bien les analyses, marquées de traits véritablement psychanalytiques, où la sagesse d’un Platon nous montre la dialectique commune aux passions de l’âme et de la cité, peuvent nous éclairer sur la raison de cette barbarie. C’est à savoir, pour le dire dans le jargon qui répond à nos approches des besoins subjectifs de l’homme, l’absence croissante de toutes ces saturations du surmoi et de l’idéal du moi, qui sont réalisées dans toutes sortes de formes organiques des sociétés traditionnelles, formes qui vont des rites de l’intimité quotidienne aux fêtes périodiques où se manifeste la communauté. Nous ne les connaissons plus que sous les aspects les plus nettement dégradés. Bien plus, pour abolir la polarité cosmique des principes mâle et femelle, notre société connaît toutes les incidences psychologiques, propres au phénomène moderne dit de la lutte des sexes. Communauté immense, à la limite entre l’anarchie « démocratique » des passions et leur nivellement désespéré par le « grand frelon ailé », de la tyrannie narcissique, – il est clair que la promotion du moi dans notre existence aboutit, conformément à la conception utilitariste de l’homme qui la seconde, à réaliser toujours plus avant l’homme comme individu, c’est-à-dire dans un isolement de l’âme toujours plus parent de sa déréliction originelle.

Corrélativement, semble-t-il, nous voulons dire pour des raisons dont la contingence historique repose sur une nécessité que certaines de nos considérations permettent d’apercevoir, nous sommes engagés dans une entreprise technique à l’échelle de l’espèce : le problème est de savoir si le conflit du Maître et de l’Esclave trouvera sa solution dans le service de la machine, qu’une psychotechnique, qui déjà s’avère grosse d’applications toujours (387)plus précises, s’emploiera à fournir de conducteurs de bolides et de surveillants de centrales régulatrices.

La notion du rôle de la symétrie spatiale dans la structure narcissique de l’homme est essentielle à jeter les bases d’une analyse psychologique de l’espace, dont nous ne pouvons ici qu’indiquer la place. Disons que la psychologie animale nous a révélé que le rapport de l’individu à un certain champ spatial est dans certaines espèces socialement repéré, d’une façon qui l’élève à la catégorie de l’appartenance subjective. Nous dirons que c’est la possibilité subjective de la projection en miroir d’un tel champ dans le champ de l’autre qui donne à l’espace humain sa structure originellement « géométrique », structure que nous appellerions volontiers kaléidoscopique.

Tel est du moins l’espace où se développe l’imagerie du moi, et qui rejoint l’espace objectif de la réalité. Nous offre-t-il pourtant une assiette de tout repos ? Déjà dans l’« espace vital » où la compétition humaine se développe toujours plus serrée, un observateur stellaire de notre espèce conclurait à des besoins d’évasion aux effets singuliers. Mais l’étendue conceptuelle où nous avons pu croire avoir réduit le réel, ne semble-t-elle pas refuser plus loin son appui à la pensée physicienne ? Ainsi pour avoir porté notre prise aux confins de la matière, cet espace « réalisé » qui nous fait paraître illusoires les grands espaces imaginaires où se mouvaient les libres jeux des anciens sages, ne va-t-il pas s’évanouir à son tour dans un rugissement du fond universel ?

Nous savons, quoiqu’il en soit, par où procède notre adaptation à ces exigences, et que la guerre s’avère de plus en plus l’accoucheuse obligée et nécessaire de tous les progrès de notre organisation. Assurément l’adaptation des adversaires dans leur opposition sociale semble progresser vers un concours de formes, mais on peut se demander s’il est motivé par un accord à la nécessité, ou par cette identification dont Dante en son Enfer nous montre l’image dans un baiser mortel.

Au reste il ne semble pas que l’individu humain, comme matériel d’une telle lutte, soit absolument sans défaut. Et la détection des « mauvais objets internes », responsables des réactions, qui peuvent être fort coûteuses en appareils, de l’inhibition et de la fuite en avant, détection à laquelle nous avons appris récemment à procéder pour les éléments de choc, de la chasse, du parachute et du commando, prouve que la guerre, après nous avoir appris beaucoup sur la genèse des névroses, se montre peut-être trop (388)exigeante en fait de sujets toujours plus neutres dans une agressivité dont le pathétique est indésirable.

Néanmoins nous avons là encore quelques vérités psychologiques à apporter : à savoir combien le prétendu « instinct de conservation » du moi fléchit volontiers dans le vertige de la domination de l’espace, et surtout combien la crainte de la mort, du « Maître absolu », supposé dans la conscience par toute une tradition philosophique depuis Hegel, est psychologiquement subordonnée à la crainte narcissique de la lésion du corps propre.

Nous ne croyons pas vain d’avoir souligné le rapport que soutient avec la dimension de l’espace une tension subjective, qui dans le malaise de la civilisation vient recouper celle de l’angoisse, si humainement abordée par Freud et qui se développe dans la dimension temporelle. Celle-ci aussi nous l’éclairerions volontiers des significations contemporaines de deux philosophies qui répondraient à celles que nous venons d’évoquer : celle de Bergson pour son insuffisance naturaliste et celle de Kierkegaard pour sa signification dialectique.

À la croisée seulement de ces deux tensions, devrait être envisagée cette assomption par l’homme de son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde par son suicide, et dont Freud eut l’audace de formuler l’expérience psychologique si paradoxale qu’en soit l’expression en termes biologiques, soit comme « instinct de mort ».

Chez l’homme « affranchi » de la société moderne, voici que ce déchirement révèle jusqu’au fond de l’être sa formidable lézarde. C’est la névrose d’auto-punition, avec les symptômes hystérico-hypochondriaques de ses inhibitions fonctionnelles, avec les formes psychasthéniques de sa déréalisation de l’autrui et du monde, avec ses séquences sociales d’échec et de crime. C’est cette victime émouvante, évadée d’ailleurs irresponsable en rupture du ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale, que nous recueillons quand elle vient à nous, c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux.

 source : http://aejcpp.free.fr/lacan/1948-05-00.htm



[1]. Il est écrit « prendre », avec le « p » barré.

Commentaires

  1. Serge Cottet dit : "c'est de cette manière que nous pourrions commenter ce que Lacan appelle "la structure kaléidoscopique de l'espace humain" : comment traduire en termes plus modernes, autrement que par "stade du miroir", ce kaléidoscope, cette transformation structurale du monde et de l'espace à partir d'un point omnivoyant, illocalisé, d'ailleurs et de partout". (in : https://psychaanalyse.com/pdf/L%20AGRESSIVITE%20NE%20PSYCHANALYSE%20-%20LACAN%20-%20DEPUIS%20LA%20NUIT%20DES%20TEMPS%20(21%20Pages%20-%20184%20Ko).pdf

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L’espace de la cure, le temps de la séance

"Je dirais que l’on discrute"

Pourquoi y-a-t-il un trou plutôt que rien ?