La vie, la mort, le transfert

 


 

Par Elsa Caruelle-Quilin

 

21 Septembre 2021

 

 

Il s'agit de retrouver la question perdue, la question refoulée par la réalité de l'école de Sainte-Anne, refoulée par la mort du grand homme et ses implications sur la structure de la communauté. La réalité de l'école de Sainte-Anne n'est pas sans écho avec le mythe freudien de totem et tabou : la mort du grand homme touche à l'organisation primitive du groupe. La question précaire résiste, malgré la réalité où peut-être à cause d'elle : qu'attendre d'un psychanalyste dans le champs des psychoses ?

 

         Il me semble nécessaire de poser autrement la question, pour des raisons que j'ai déjà dites. La spécification de la psychanalyse structurée par l'expression « dans le champs des psychoses » me semble refouler la radicalité de l'expérience. En lisant l'étymologie de « radical », la racine donc, notamment la racine d'un mot, je tombe sur la définition des lettres radicales. Je vous la retranscris, parce que c'est quand même intéressant comme définition. Les lettres radicales sont, je cite ­—« lettres du mot primitif, qui passent dans les dérivés... ». La radicalité, ce n'est pas seulement ce qui persécute nôtre modernité... Je pose comme pierre d'attente la question de la radicalité du psychanalyste. J'insiste donc pour rectifier la question : «qu'est-ce que la psychose nous apprend de ce qu'on attend d'un psychanalyste? »

 

         Notre hypothèse, c'est que la psychose ne spécifie pas mais qu'elle radicalise ce qu'on attend d'un psychanalyste, que la psychose peut nous enseigner le réel que notre vérité forclôt, nous enseigner le réel qu'on attend d'un psychanalyste, à différencier donc de la vérité qu'on attend de lui.

 

         Je repars d'une analysante que vous connaissez déjà : Quelqu'un appelle pour prendre rendez-vous. Lorsque j'ouvre la porte, je me rends instantanément compte que ce n'est pas un homme, que ce n'est pas une femme, que c'est Autre chose : « un monstre » dira-t-elle. Elle est anorexique, dite transsexuelle. Elle est grimaçante de pudeur, recroquevillée, regard rentré, sans visage. C'est la fin de la première séance. Elle demande tremblante : « vous êtes d'accord pour travailler avec quelqu'un comme moi ? ». A la fin de la deuxième séance, après la coupure encore une fois, elle demande : « je ne suis pas autorisée à vous poser de questions personnelles ? ». Comme je réponds « ah bon ? », elle surgit, ou plutôt son regard, autour de lui un visage, avec lui une question, peut-être La question, soudain: « Qui êtes-vous ? ». Face à face avec l'impossible réponse, je lui demande ce qu'elle veut savoir, elle précise : « moi par exemple, je suis une femme, lesbienne, divorcée... et vous : qui êtes-vous ?». On entend la quête identitaire, la sienne, la nôtre tout autant, mais surtout, on entend la convocation du psychanalyste: « Qui êtes vous ? »,

 

         Devant la question fondatrice, je cite Blanchot : « la réponse est le malheur de la question », je lui demande la permission de ne pas répondre ce qui serait inévitablement un baratin, Nous rions.

 

         Le transsexualisme est une question fondamentale posée à la psychanalyse, ça nous le devons à l'enseignement de Marcel Czermak. Dans son sillage, ce que nous enseigne cette analysante, c'est que c'est aussi, plus radicalement peut-être, une question fondamentale, posée au psychanalyste : « Qui êtes vous ? »

 

         Cette même analysante demande à pouvoir me poser une question, après chaque coupure, je la cite « pour vérifier que vous n'êtes pas un robot ». Petite leçon de psychopathologie de la vie quotidienne, comme vous en avez déjà fait l'expérience, c'est toujours un robot qui vérifie que vous n'êtes pas un robot.  Elle reçoit son message de l'autre sous forme directe, on croirait qu'elle revient de chez le charcutier (séminaire 3). Je souligne l'extrême vulnérabilité à l'Autre dans le transfert. Je réponds toujours, le plus honnêtement possible, à sa vérification : est-ce que j'ai des enfants, où je pars en vacances, si je suis mariée... Mais pas à cette question là : « qui êtes vous ? ». Je retiens l'objection de Lucas, qui proposait de répondre par mon nom par exemple, mais précisément, c'est ce que je ne réponds pas. Je ne réponds pas non plus, une femme, un psychanalyste... Pourquoi ? Pourquoi rions nous, ensemble, devant l'ironie de la réponse, qui serait forcément  « un baratin » ?

 

         A la question de ce que serait la psychanalyse, Lacan aurait répondu « c'est ce qu'on attend d'un psychanalyste ». Vous entendez comme la réponse est une torsion de la psychanalyse au psychanalyste, une torsion radicale de l'expérience analytique, ou plutôt une torsion radicale comme expérience analytique. Cette expérience de la torsion de la psychanalyse au psychanalyste donc ne s'opère pas nécessairement. Je cite Lacan, dans  la note aux italiens, 1973 : « Dès lors, il sait être un rebut. C'est ce que l'analyste a dû lui faire au moins sentir. S'il n'en est pas porté à l'enthousiasme, il peut bien y avoir eu analyse, mais d'analyste aucune chance ». Lacan opère ici une disjonction entre l'analyse et l'analyste. A quelle conditions la torsion de s'opère-t-elle ?  C'est à dire, à quelle condition y-a-t-il du psychanalyste ? C'est ce dont il va être question aujourd'hui, avec l'hypothèse en poche que la psychose peut nous enseigner cette torsion comme radicalité du transfert. Notons comme pierre d'attente que cette torsion est portée à l'enthousiasme, non pas au deuil... 

 

         Qu'est ce que la psychose nous apprend de ce qu'on attend d'un psychanalyste, donc ? Nous avons répondu l'année dernière : la construction de l'espace et du temps. Ce sera donc un deuxième tour cette année. Je vous propose une deuxième construction : la vie et la mort dans le transfert. La vie et la mort seraient ce que nous apprend la psychose de ce qu'on attend d'un psychanalyste.

 

         La vie et la mort dans le transfert, ou encore la vie et la mort du transfert, la question vous l'entendez se pose à même l'école. Que l'analyste soit vivant ou mort, qu'est ce que ça change ?

 

 

MCz : Est-ce que vous êtes convaincu que moi je sois bien vivant ?

Mr L : Oui, ça oui… euh oui… euh oui.

MCz : Vous êtes sur ?

Mr L : Oui, sinon moi je suis mort également.

MCz : Parce que c’est une question que vous vous posez ?

Mr L : Peut-être si vous n’êtes pas vivant, je suis mort également.

 

         Ce que la psychose nous enseigne c'est la vulnérabilité radicale dans le transfert, que le transfert est une affaire de vie et de mort entre l'analysant et l'analyste.

 

         Elle a rêvé qu'elle appelait sa mère, au téléphone (contenu manifeste de l'appel). Sa mère souffre de la maladie d'Alzheimer. Dans le rêve, je cite le verbatim «j'entends le silence de ma mère, je l'appelle : « maman ? » « Maman ? », mais elle reste sans voix... (long silence)... c'est comme si les mots n'existaient pas... (long silence)... »  —L'analyste: « ça vous dit quelque chose ? » — Elle « ben... par exemple, pour dire je t'aime, on a pas de mot pour dire l'amour que l'on ressent... je me souviens d'une prière qui me fascinait : « Seigneur, moi qui ne suis pas digne de te recevoir, donne moi une seule parole et je serait guérie »... toutes les prières, toute la littérature espèrent, mais sérieusement, est-ce qu'une parole peut guérir ? ».

 

C'est la fin de la séance sur cette indécidabilité entre guérir la parole ou guérir par la parole : est-ce que la parole peut guérir ? Je pense à cette phrase de Lacan dans le Sinthome : « la parole est la forme de cancer dont l'être humain est affligé ». Entendez bien l'actualisation de la question dans le transfert : nul ne peut-être atteint, nous rappelle Freud, in absentia, in effigie. La mère est seulement le contenu manifeste du rêve, la mère est ici le roman familial du transfert. Le rêve, comme tous les rêves est une interprétation du transfert. Pour la petite histoire, j'avais été passablement angoissée par la séance précédente que je vous passe sous silence. Le rêve de cette analysante est peut-être l'interprétation de l'angoisse, de l'angoisse de l'analyste en l'occurrence. « C'est comme si les mots n'existaient pas » ? A quelle radicalité touche ici le transfert ?

 

         Lacan dans les Quatre concepts : « Dès qu'il y a sujet supposé savoir... il y a transfert ».  J'aime celui à qui je suppose un savoir (ici un savoir sur la guérison par la parole de la parole). L'expérience analytique articule artificiellement le sentiment mythique, le sentiment  authentique : on a beau réciter les séminaires de Lacan par cœur, l'amour, le véritable, c'est comme le pénis, on y croit. « L'amour, sans doute, est un effet de transfert, mais s'en est la face de résistance » (Lacan, les Quatre concepts). 

 

         Dans la direction de la cure, Lacan situe l'analyste à la place du mort. Si je pars aujourd'hui de la question du deuil, c'est parce que la mort de Czermak est notre roman familial, le même mythe se répète de générations en générations depuis l'origine de la horde primitive, dans les familles psychanalytiques comme sur le divan.  

         L'analyste, comme le doudou, est un objet dont il n'y a pas de deuil. Le doudou finit par « tomber comme une pelure », pour reprendre l'expression de Joyce, après avoir fait consister l'angoisse de perte de l'enfant mais aussi de sa mère: « où est ton doudou ? », « tu as pris ton doudou ? », « n'oublie pas ton doudou ? ». Le doudou finit effectivement par être oublié, par l'enfant comme par la mère. 


Ça ne se passe pas toujours : j'ai déjà évoqué cette analysante adulte qui avait gardé son doudou intact : il était la preuve, disait-elle « qu'on peut résister à l'éphémérité du temps » (j'insiste sur la poussée néologique au delà de l'équivoque). Il arrive aussi qu'un enfant perde son doudou, non pas réellement donc, mais dans la réalité : c'est le drame, c'est à dire que c'est le deuil (repérable dans le cures d'adulte). Vous avez tous déjà vu ces photographies de doudou perdu placardé dans le métro. La RATP a même un numéro de téléphone si vous perdez votre doudou. Il arrive de même que l'analyste meurt dans la réalité, c'est à dire précisément pas réellement. Le deuil, c'est l'amour totémique. C'est est une mort qui fait de nous tous, après-coup, des noms sur une tombe, pétrifiés par le signifiant, dit Lacan dans les Quatre concepts. Il est possible que cette mort dans la réalité nous prive d'une autre mort, celle que Lacan appelle « la seconde mort », celle dont la présence de l'analyste serait l'expérience. Je garde mon fil de la radicalité de l'expérience analytique.

 

         A quelle condition l'analyste peut-il résister à se laisser totémiser ? A quelles conditions Le sujet supposé-savoir résiste à l'identification de l'analysant (Identification au sens génitif et objectif) ? Il n'y de résistance, comme vous le savez que de l'analyste. Je suis le fil de la torsion de la psychanalyse au psychanalyste. 

 

         Cet analysant-là ne parle jamais que de façon ironique. Un jour que je lui fait remarquer, il acquiesce : « Je ne peux pas parler avec des mot directs ». Je lui demande ce que ça serait des mots directs, « des mots qui n'auraient qu'une seule signification » répond-il. Comme je lui demande si il croit que ça existe, après un long silence, il dit « par exemple, je t'aime... je vois pas ce que ça pourrait vouloir dire d'autre ».  Dire je t'aime, ça ne veut rien dire d'autre, c'est la définition même d'un néologisme, c'est à dire, précisément que ça n'a pas de sens, c'est à dire au sens strict que ça ne veut rien dire, si ce n'est qu'il n'a qu'une seule et unique signification. C'est une déclaration de transfert : l'amour, sentiment mythique si il en faut, révèle son automaticité dans l'artifice de la cure : ça ne veut réellement rien dire. Au delà du triple automatisme mental, moteur et sensitif de Clérambault, jusqu'où l'analyse de l'analyste lui permet-elle de soutenir cette ironie, l'automatisme amoureux.

 

         Un autre analysant traverse, une fois encore, ce qu'il appelle, je le cite « une crise de vide abyssal », sans qu'il ne puisse, une fois encore, en repérer l'évènement déclenchant. Un mois plus tard, le grand-père meurt (c'est à dire qu'il est aimé). C'est seulement à cette occasion qu'il me dira qu'il y a un mois, un cancer fatal avait été diagnostiqué, qu'on avait annoncé à la famille qu'il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Pourquoi n'a-t-il rien dit ? Ne le savait-il pas qu'il était mort ? Lorsque je lui demande si il pense que cette annonce n'est peut-être pas sans rapport avec ce qu'il appelle le vide abyssal, il répond : « quand bien même que ça ne resterait que des hypothèses, des conjonctures  rien n'assurerait que ce soit vrai...ni faux d'ailleurs, ça n'est jamais que du blablabla ». C'est tout a fait juste, radicalement juste. Notons au passage la condensation néologique entre la conjecture et la jonction topologique. Ce n'est pas sans rappeler Lessavant qui dénonce les faux-psychiatres. L'ironie dit que la vérité qui fonde notre lien social est une fiction (Miller). Pouvons nous soutenir l'ironie de cet analysant, celle qui fait de notre savoir-supposé un automatisme mental au service du principe de plaisir. Jusqu'où un analyste peut-il assumer qu'il n'y a pas de rapport entre les mots et les choses ?

 

 ***

 

         Une analysante : « la seule façon de faire exister le rien, c'est de ne pas manger... dans la crise (de boulimie), je perds le rien dans une compulsion sans fin (faim?)... d'un amour... qui n'est plus... sinon on voit pas pourquoi le répéter... où plutôt d'un amour qui n'aurait pas été ».

 

         Que nous enseigne l'anorexie si ce n'est, je cite Lacan dans les Quatre Concepts, que « l'analyste, il ne suffit pas qu'il supporte la fonction de Tirésias. Il faut encore, comme le dit Apollinaire, qu'il ait des mamelles », soit qu'il soit porteur de, je cite toujours Lacan, « ce qui fait qu'aucune nourriture ne satisfera jamais la pulsion orale », fût-ce la répétition d'un repas totémique boulimique. Si l'on entend bien la nécessité freudienne de l'identification au père pour unifier la masse, l'identification n'est qu’un temps d'arrêt, dit Lacan dans le même séminaire. L'identification est une compulsion sans fin comme le dit cette analysante : après avoir été freudien, puis lacanien, nous sommes en passe de devenir czermakien. Ça n'est pas sans évoquer les couches successives de l'oignon du moi Freudien. L'une des questions réveillée par la mort de Marcel Czermak c'est l'impasse de l'identification, l'impasse donc de l'objet d'amour, du sujet supposé-savoir dans l'expérience analytique. Celui qu'on aime donc, Freud nous l'a dit, c'est le père mort. La mort est fantasmée comme un meurtre. C'est l'équivalent mythique du mot comme meurtre de la chose (Hegel, Lacan). C'est le meurtre qui nous fait aimer le père, c'est le fondement de la névrose, c'est le fondement du sujet supposé-savoir.

 

         Mon premier analyste était âgé et surtout très frêle. Lorsque je commence une deuxième analyse, je dis au deuxième que je n'aurai jamais cru quitter le premier analyste, je l'aimais. J'étais sûre, dis-je, « de rester jusqu'au bout ». Le deuxième analyste demande alors « vous n'aviez pas envisagé d'autre fin que la mort ? ». Qu'est ce qu'une fin qui ne serait pas la mort c'est à dire qui ne serait pas une identification ? On pourrait poser autrement la question : est-ce que la mort est une fin ?

 

         Que l'autre du transfert soit mort ou vif, qu'est ce que ça change ? Poser la question de la vie et de la mort dans le transfert, de la vie et de la mort du transfert, c'est poser la question de la présence. Lacan, les Quatre Concepts : « La présence de l'analyste est irréductible, comme témoin de cette perte... a ce niveau, nous n'en n'avons rien de plus à en tirer, car c'est une perte sèche, qui ne se solde par aucun gain, si ce n'est sa reprise dans la fonction de pulsation...  A ce titre donc, la présence du psychanalyste, par le versant même ou apparaît la vanité de son discours, doit-être incluse dans le concept de l'inconscient » On retrouve ici l'ironie du savoir supposé de l'analyste, la vanité de son discours, c'est à dire de son automatisme mental.

 

         « L'analysé dit en somme à son partenaire, à l'analyste : « je t'aime, mais parce qu'inexplicablement j'aime en toi quelque chose plus que toi, l'objet a, je te mutile »... 

 

         Il m'est arrivé de dire, dans des temps forts reculés dans le cours de mon analyse, que Czermak était un ours, qui jouait avec une souris, que l'ours prenait toujours garde, avec ses grosses pattes, de ne pas faire mal à la petite souris, moi en l'occurrence. On note donc que mon animal totémique serait l'ours. Je me demande si je le trouverai, en image, non pas en mot cette fois-ci, dans un de ces trips d'ayahuasca qui sont devenus monnaie courante. Czermak a fait son boulot, moi aussi, l'amour a révélé sa dimension de tromperie, l'ours s'est avéré féroce, c'est à dire vivant, j'ai appris que je n'étais pas une petite souris. C'est peut-être ce que j'attendais de lui, pour reprendre la question au travail cette année.

 

         Au delà de l'amour nécrophile, je cite Lacan dans les Quatre Concepts : « La poussée de la pulsion, c'est la constance maintenue, qui est pour prendre une image qui vaut ce qu'elle vaut, à la mesure d'une ouverture, jusqu'à un certain point individualisé, variable. C'est à dire, les gens ont une plus ou moins grande gueule ». 

 

         Czermak a écrit sur la grande gueule de l'autre, celle qui avale le maniaque, aussi sur sa grande oreille de l'autre, celle qui avale le psychotique. Czermak entendait mais il n'écoutait pas, en tout cas pas trop. C'est paradoxalement ce qui permettait d'ouvrir sa gueule, parfois il s'agissait aussi de la fermer : ce mouvement d'ouverture, fermeture, c'est la tentative compulsive de, je cite Lacan dans les 4 concepts, « cette conjonction du sujet dans le champs de la pulsion au sujet tel qu'il s'évoque au champs de l'Autre, de cet effort pour se rejoindre »... Czermak gueulait parfois, disons souvent, c'est à dire qu'il était vivant parfois, disons souvent, même si, comme il disait a Lessavant « ca lui arrivait de se poser la question » de savoir si il était vivant ou mort. Et Lessavant de répondre : « on se pose tous la question », en tout cas, il s'agirait qu'on se la pose, disons en tant qu'analyste.

 

Paul, un jeune analysant, raconte : « il y a un lion, un poisson et un humain... Il l'attaque, il meurt, il est enterré, il le secoura, et il se réveilla.». L'immixtion des sujets rend les trois indiscernables grammaticalement, d'autant que le scénario et la phrase se rejouent trois fois, chacun se trouvant à chacune des places (attaqué, enterré, secourant), si tant est qu'on puisse parler de place. Je lui demande comment c'est possible, s'il meurt, qu'il se réveille. Paul précise : « parce qu'il se souvient de sa mort, alors il se réveille, il meurt pas ». A la question de ce que c'est que mourir alors, il répond : « mourir, c'est oublier sa mort » (on retrouve la grammaire transitiviste et l'infinitif à l'infinitif de Lessavant)

 

         Czermak n'était pas toujours aimable, c'est ce qui ne refermait pas la bouche d'Irma sur « une bouche qui se baiserait elle même... » (Freud, à propos de l'autoérotisme), il était devenu pour moi, je cite Lacan, « l'objet inavalable, qui reste en travers de la gorge du signifiant ». Nous ne sommes pas loin de la question de l'association libre, association que nous savons impossible. Qu'est ce qui ouvre la bouche d'Irma, dans laquelle s'engouffre tout le savoir-supposé?

 

         Ce que nous perdons en nous retournant sur Czermak comme Orphée sur Eurydice (comme peut-être l'enfant sur le miroir), c'est la possibilité toujours en acte d'outre-passer le sujet supposé-savoir, de déborder notre réalité psychique. C'est ce que nos analysant perdent dans les séances en visio : le regard (je pense au regard perçant de Marcel Czermak, la visio forclôt le regard), mais aussi la possibilité, c'est à dire l'interdit du toucher, sexuel et meurtrier.  Ce que nous perdons avec la perte de la présence, c'est la pulsion et son affinité avec ce que Lacan appelle dans les Quatre Concepts, « la zone de la mort ». « Les zones érogènes sont liées à l'inconscient, parce que c'est là que s'y noue la présence du vivant ». Ce que nous perdons avec le mort, c'est la possibilité centrifuge d'outrepasser la reprise après-coup. La force centripète outrepasse ses droits. L'analyse peut effectivement, je dirai même banalement, virer à la paranoïa dirigée.

 

         La radicalité de l'analyse, ou faudrait-il dire la radicalité de l'analyste, ne porte pas sur l'impossibilité des retrouvailles (travail de deuil, souvenir, répétition en arrière dit Kierkegaard) mais sur ce qui s'affirme compulsivement dans l'ouvert de la poussée constante de la pulsion. Si le Sujet (supposé-savoir) est une fonction, l'analyste n'est pas le fonctionnaire de notre automatisme mental. A quelles conditions pouvons nous toucher dans l'analyse a ce que Lacan appelle, dans le même séminaire une « subjectivation acéphale », au delà donc de la subjectivité totémique, amoureuse de la vérité? A quelles conditions peut-on ne pas être un analyste mort ?

 

         C'est la séance juste avant les vacances. Une analysante, dite entre autre « non-binaire », demande si elle peut « changer de place », elle veut s'assoir sur l'autre chaise, celle sur laquelle je suis quand un analysant est allongé. Il se trouve donc qu'il y a deux fauteuils d'analyste dans le dispositif. Nous rions, je lui demande ce qu'elle tente de faire de la binarité analysant/analyste, (notez qu'il ne s'agit pas d'une inversion, ni de l'analyse mutuelle de Ferenczi avec deux analysants, il y a ici deux places d'analyste). Elle répond « je ne sais pas, mais ça fait du bien... je n'ai pas peur de vous, vous n'êtes pas Autre...enfin vous êtes autre que moi... mes analystes précédentes, elle étaient Autre ». L'analyste : « c'est l'altérité qui vous fait peur ?» « Non, je n'ai pas peur de l'autre... dans le fond, je crois que j'ai confiance ». C'est la fin de la séance : « en fait la grenouille sur son rocher (photographie encadrée), c'est vous...enfin le regard »

 

         Après l'amour véritable, viendrait la chute du sujet suppose-savoir, l'analyste comme objet déchu, objet déchet. On notre la dimension fantasmatique du déchet, comme la dimension romanesque de cette temporalité narrative de l'analyse. A quelles conditions peut-on consentir à « la perte sèche » au delà du déchet de la narration?  

 

Jacques évoque son angoisse compulsive de ne pas savoir qu'il est mort. C'est évidemment ce qu'on peut appeler une mort du sujet, c'est à dire qu'il sait ce que le père mort ne sait pas. Il évoque une fois de plus ce qui est désormais la première crise, celle qui l'a, je cite, « traumatisé à vie» : « je me lève un matin, personne dans la chambre (cf, cas de Lacan : il n'y avait personne dans la chambre) dans la maison personne, dans la rue personne (il ne se compte pas). J'avais tellement peur que j'ai couru en slip dans la rue en hurlant, je hurlais à la mort ... tout a coup, j'ai vu quelqu'un, je savais que je n'étais pas mort... et que j'étais en slip dans la rue ! ». Ce jour là, c'est la première fois que nous rions, aux éclats même, à l'évocation, où peut-être même plus réellement, à la construction du moment comique, celui où il se rend compte qu'il est vivant, c'est à dire qu'il est en slip dans la rue, celui ou nous rions dans le transfert.

 

         Le transfert donc est une affaire de vie et de mort, l'analyse est une affaire de vie et de mort. Nous reviendrons dans le cours de l'année sur ce que nous avons travaillé comme nœud binaire, c'est à dire comme nœud du trauma. Nous reviendrons sur ce que serait, c'est mon hypothèse, une mise en continuité de la vie et de la mort.

 

 

 

 

 

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