La mémoire vive du transfert

 

        

 


 

 

Par Bettina Gruber – 12 octobre 2021

 

 

« Mais elle est morte morte ? » — Je lui confirme « elle est morte morte », son ex-voisine de palier, décédée il y a presque un an maintenant. De retour dans le quartier après une longue absence, il venait aux nouvelles d’une supposée vivante pour apprendre qu’elle était morte ; « morte morte » comme il répète, incrédule. Morte pour de vrai, dans la réalité. Pour lui, elle est morte ce jour-là. On ne vient pas prendre des nouvelles d’une morte.

 

Ne sommes-nous pas tous des sujets supposés vivants, c’est-à-dire vivant parce que quelqu’un nous croit vivant ? Le sujet supposé, c’est comme la mort, c’est un acte de foi. « Néanmoins ce n’est qu’un acte de foi » – nous dit Lacan. « Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr !  Pourquoi il n’y en aurait pas un ou une qui vivrait jusqu’à cent cinquante ans. Mais, enfin quand même, c’est là que la foi reprend sa force. »[1]

 

« Quand tu apprends que quelqu’un que tu croyais vivant est en fait décédé, c’est décontenançant » relate cet étudiant qui s’apprêtait à poser une question à un professeur dont il suivait les cours à distance. A la recherche de son adresse mail sur le net, il tombe sur sa notice nécrologique. « C’était glauque, j’étais sur le point de lui poser une question ; à ce point, j’avais évidemment mis la vidéo en pause. Et quand j’ai relancé, sachant que le professeur Gagnon n’était plus parmi nous, j’ai ressenti une grande tristesse ».[2] – Le supposé vivant se révèle « mort mort » ; les liens libidinaux à l’objet se détachent un à un et c’est douloureux. (Freud Deuil et Mélancolie) ; restent la tristesse devant une image sans corps, une question sans adresse et un savoir mortifié.

 

Que faire avec ça ? Comment faire avec ça ? Comment garder le savoir vivant ?

Est-ce seulement possible ? Et à quelle condition ?

 

L’étudiant précise : « Quand un professeur parle de sa vie, de ses connaissances (…), on devrait pouvoir lui poser de questions. (…) Même s’il doit passer à travers un écran, le contact humain entre un professeur et son élève est primordial. Au minimum, il faudrait savoir si l’enseignant est mort ou vivant ».[3] on n’apprend plus rien d’un enseignant mort, quand bien même on relancerait la vidéo ; il manque le primordial, le dire « derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »[4] ; plus d’écho désirant dans le corps, à part la tristesse.

 

Restent les questions : celle suscitée par l’enseignant qu’il croyait vivant, restée en suspens - et celle — primordiale pour établir le contact— es-tu vivant ou mort ?

 

Quand l’ordinateur est coupé du courant, la mémoire vive est perdue. Seule reste la mémoire morte, archivée, non modifiable, accessible en lecture seule, savoir mortifié, écrit une fois pour toutes, figé.

 

Qu’il restent des questions ouvertes, n’est-ce pas là la condition pour produire un savoir vivant ? Pour relancer la machine désirante ? Pour rebrancher la mémoire vive du transfert dans la relation analytique comme dans la relation enseignante, cette mémoire volatile, continuellement modifiable, renouvelable, en construction permanente.

 

Ce sont les questions qui portent le désir de savoir ; la réponse c’est la mort de la question, la mort du désir. Ainsi pour qu’il y ait transmission d’un savoir vivant, peut-être faut-il la penser comme une identification aux questions du père mort et non pas à ses réponses qui – avec sa mort – deviennent mémoire morte.

 

C'est peut-être cette identification là, celle aux questions, qui relance la mémoire vive du transfert - le branche sur le courant du désir ouvrant sur la dialectisation de la transmission avec la possibilité de se servir du savoir déposé/archivé pour le dépasser.

 

Freud était adepte de l’adage de Goethe (Faust)  « Was Du ererbt von deinen Vätern, erwirb es um es zu besitzen » (« ce que tu as hérité de tes ancêtres, acquiers-le afin de le posséder »)[5] – invitant ainsi à une transmission active. Paul-Laurent Assoun parle de « subjectivation de la transmission »[6], acte psychique qui permet le détachement du descendant de son ascendant tout en l’inscrivant précisément dans sa filiation.

 

Il me semble ce que Marcel Czermak nous a légué de plus précieux, ce sont ses questions, son inquiétude, son angoisse de praticien[7], ses interrogations devant la psychose dans toutes ses formes ; il nous a légué également une epistémé, une méthode, une manière de se former à l’écoute clinique au plus près du verbatim.[8] Et puis il y a le fil « trans » : trans-sexualité, trans-mission, trans-fert ; dans tous les cas, il s’agit d’un déplacement du savoir, il s’agit de le faire passer dans cet espace « trans » de la mémoire vive, volatile, continuellement modifiable ; l’espace du savoir en mouvement, du savoir au travail.

 

A partir de « L’étude psychanalytique des psychoses » (passions de l’objet), nous mettons aujourd’hui au travail la question de la cure analytique avec un sujet psychotique :  Qu’est-ce qu’un sujet ? Assisterions nous à la mort du sujet lacanien pour le voir réapparaître sous la forme du parlêtre ? Quelles incidences pour la clinique ? Quelle écoute, quel travail en séance, dans la cure, au délà des structures - mais pas sans elles ?

 

A partir de la question du transsexualisme, s’ouvre aujourd’hui toute la clinique du « trans », du non-binaire, et les questions qu’elle pose à la psychanalyse mais aussi à l’analyste amené à « naviguer » à partir de ces demandes « autres »: s’agit-il de jeter « aux orties » toute la clinique « acquise », psychiatrique, ou ne s’agit-il pas plutôt de partir de cette amorce « déjà là » pour la dépasser ? « Ça fait peur » à pu dire Marcel Czermak à ce propos. Mais n’est-ce pas lui qui nous a enseigné de préférer l’angoisse à la peur ? L’angoisse du praticien, c’est ce qui ne trompe pas, nous dit Marcel Czermak avec Lacan. Face à l’inusité, à l’inconnu qui se présente à chaque rencontre avec un patient, à chaque séance, l’angoisse transférentielle saisit le praticien, même averti.

 

«  Ce qui se transmet, ce n’est pas ce qu’on sait déjà ; c’est au contraire la possibilité de ne pas laisser passer quelque chose qui est inusité »[9] — c’est ça la mémoire vive du transfert.

 

 


 



[1] Conférence de Louvain

[2] article du journal « Le Devoir » https://www.ledevoir.com/societe/education/594324/education-des-professeurs-decedes-donnent-des-cours-virtuels-a-l-universite-concordia

[3] ibid.

[4] Lacan (1972) L’Etourdit

[5] cf . S. Freud Totem et Tabou (1913), Pour introduire le narcissime (1914), Abrégé de psychanalyse (1938).

[6] Assoun, P. (2014). La transmission traumatique. Du « pourquoi ? » préhistorique à la « vérité historique ». Revue française de psychanalyse, 78, 347-362. https://doi.org/10.3917/rfp.782.0347

[7] Il en est beaucoup question de l’angoisse dans « Traverser la Folie »…

[8] A propos de l’exercice dit « trait du cas » cf notamment p. 142 de « Traverser la Folie » (Czermak/Heuillet 2021)

[9] Traverser la Folie p.144

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