De la contingence…

 





Par Laëtitia Putigny-Ravet

9 novembre 2021

 

Alors que je recherchais comment j’allais débuter le travail sur vie et mort dans le transfert et que je notais les propos des analysants sur la mort ou encore les propos refoulés ayant trait dans l’inconscient à un désir de mort à l’égard du père ou d’un être proche, je me surprends à penser à mon fils le plus jeune qui, peu de temps auparavant, avait réussi à me convaincre de l‘accompagner au collège en me projetant dans un avenir où, aussi grand que son frère,  il ne me ferait plus ce type de demande. Une fois dans la rue du collège, il me laisse loin de la porte d’entrée afin qu’il ne soit pas vu de ses copains avec sa mère.

Seule, un peu secouée et, très en avance, je décide d’aller à pied au cabinet. Quand l’analysante arrive, mon attention est très flottante. J’entends dans son discours les signifiants « mère », « morte ». Je ne sais pas de qui il s’agit car je suis attrapée par un réel, absorbée par le mur blanc de mon cabinet sur lequel j’imagine une photo vue en chemin, d’une route entourée de mer, pas submergée mais pas loin, un réel qui m’empêche d’entendre ce qu’est en train de dire la patiente.

Issue d’une société matrilinéaire, avec un mari « en toc » dit-elle, cette patiente élevée par des femmes, dans une famille où les hommes sont réduits à des coqs bien souvent violents et au rapport cru au sexuel, est aussi mère mais une mère dont la loi peine à freiner son désir de gratifier les demandes de sexualité infantile de son enfant.

La mère morte à sa jouissance avec son enfant ne serait-elle pas une condition pour qu’advienne un sujet du désir ? Pour que l’enfant ne figure pas comme libre objet de jouissance de l’autre. C’est peut-être à ce niveau que le réel de cette patiente est venu m’attraper.  Une mer versus mère suffisamment bordée pour ne pas submerger le chemin emprunté par son enfant.

Alors que j’étais dans l’incapacité de recevoir le récit de cette patiente qui comportaient deux signifiants qui auraient pu être produits par mon inconscient, la question se pose : est ce qu’il faut être vierge aux effets, réactions inconscientes qu’un patient produit chez nous ? D’où proviennent ces réactions ? On ne peut se contenter de dire que ça vient seulement de l’un ou de l’autre ? Si je me réfère à la psychanalyse anglaise, on pourrait parler de projections imaginaires. Sont-elles de moi, de la patiente, « des parties de moi projetées, des parties de la patiente projetées, des parties de l’autre projetées et reprises par moi, ou reprises par moi avec quelque chose de plus qui m’appartient »[1] ? Qu’est-ce qu’apprend l’analysant à l’analyste, en étant le miroir ouvert à ses refoulements ? L’analyste bien qu’averti sur son propre désir inconscient ne sait pas tous de ses signifiants même après avoir terminé sa cure et il doit les laisser suffisamment sous silence pour que se déploie ceux de l’analysant.

Deux points me questionnent : la fonction de l’imaginaire dans la cure et le transfert. Les rêveries sont-elles de l’imaginaire ? Peut-on interpréter à partir de ses rêveries dans l’analyse ? Qu’est-ce que mes rêveries viennent actualiser du transfert et que viennent-elles actualiser dans le transfert ? Antonio Ferro qui s’appuie sur la psychanalyse anglaise, invite à écouter « ce que dit le patient ou ne dit pas comme quelque chose qui ne cesse de raconter ce qui est en train de se passer entre les deux psychés en séance »[2]. Qu’est-ce que cela permet ? « Transformer les émotions sous-jacentes et permettre de nouvelles ouvertures de sens »[3] nous dit-il.

En écrivant ainsi, en m’adossant dans le transfert à mon imaginaire, à mes rêves pour parler de mes patients, je pense que ce sont les patients autistes que j’ai reçus pendant une quinzaine d’années qui m’ont appris à écouter de cette manière. Comment faire avec le vide abyssal de l’autre ? Ces patients m’ont imposé une rigueur. Alors que leurs projections ne sont pas ou que très peu imaginaires, alors que leurs modalités d’être dans la réalité sont radicalement étrangères à l’autre, mon imaginaire, adossé à leur réel, m’a permis de nouer, autant que faire se peut, du symbolique à leur réel. Parler d’eux, les rêver, lire, écrire leurs modalités d’être dans le monde m’ont été d’un grand secours. L’école de Saint-Anne et l’accueil de Marcel Czermak à la clinique de l’enfant ont été essentiels et ont contribué à m’extraire d’un écueil, celui d’être mortifiée dans le travail auprès de ces patients.

Pour ces enfants qui semblent dépourvus d’un lieu pour des images dans le cas de l’autisme, ou, au contraire, envahis par un imaginaire sans bord symbolique dans le cas de la psychose, une sorte de greffe d’imaginaire peut-elle opérer un mouvement ? Je me souviens d’un jeune enfant qui recherchait tout ce qui faisait trou dans mon bureau, tout ce qui était là /pas là, il prenait des personnages en main, et dédoublait leurs identités. Un jour où il me fit remarquer qu’il manquait dans mon bureau non pas les père sonnages, comme il avait coutume de me les désigner mais les mère sonnages , alors qu’il n’avait pas montré jusque-là une pensée en terme de causalité « si ma mère n’est pas là, m’a abandonné c’est à cause de… », j’effectue une injection d’imaginaire et en anticipation de sa question, je lui raconte sa mère, sa maladie, son absence, la cause de l’abandon.

Peut-on parler d’un coup de force symbolique à partir de l’imaginaire qu’a suscité chez moi le néologisme mère sonnage? Il a choisi ces personnages pour dialoguer de manière bien singulière avec moi et a ouvert un champ, dans un temps qui était le sien, auquel j’ai été réceptive pour historiciser, injecter un récit aux trous laissés par l’abandon de sa mère.

Revenons à l’analysante du début de ce texte. Que vient dire ma rêverie lors de la séance de cette analysante ? Que vient-elle dire du transfert entre l’analyste et l’analysant ? Ces deux signifiants, que viennent-ils révéler du jeu de l’analysant ? Pour poursuivre l’ouverture proposée par ces questions et dans une perspective plus lacanienne, je m’appuierai sur la métaphore du jeu de bridge dans la direction de la cure.

 Le bridge est un jeu à quatre joueurs, où le joueur qui a le nombre de points pour faire l’annonce doit réaliser le nombre de plis annoncés. Celui qui annonce est le déclarant, il a la main et son partenaire en face devient le mort. Le mort doit étaler dès le premier tour son jeu sur la table. Il ne touche pas à son jeu, c’est le déclarant qui appelle dans son jeu la meilleure carte à jouer, le mort la joue sans intervenir. La partie se joue à deux contre deux. « Visage clos et bouche cousue »[4] n’ont pas dans l’analyse le même but qu’au bridge. Il n’y a donc pas seulement dans la relation analytique un deux qui limiterait l’analyse à la personne de l’analysant et à celle de l’analyste, mais un quatre : « Plutôt par-là l’analyste s’adjoint-il l’aide de ce qu’on appelle à ce jeu le mort, mais c’est pour faire surgir le quatrième qui de l’analysé va être ici le partenaire, et dont l’analyste va par ses coups s’efforcer de lui faire deviner la main »[5].

Lacan imagine le cas où l’analyste n’est pas le partenaire en miroir du sujet, mais un adversaire qui a le mort pour partenaire. Il s’efforce – avec « abnégation » – en choisissant des cartes, des signifiants précis, dans le jeu du mort, de faire jouer le sujet en essayant de deviner ce qu’a en main son adversaire. Lacan imagine que l’analyste pourrait se situer « à droite » ou « à gauche » du patient, en posture de jouer avant ou après celui celui-ci avec le mort »[6]. La tactique de l’analyste n’est pas de faire surgir des signifiants de nulle part, à sa guise, mais d’extraire ceux issus d’un jeu déjà constitué sur la table, en clair, surgit comme matériau dans la cure, issu de l’inconscient du sujet et non de ses propres signifiants formulés indépendamment du discours de l’analysant. « Mère » et « morte » étaient les signifiants de l’analysant et mon trouble fut qu’ils firent écho aux miens.

L’analyste n’a pas à intervenir comme partenaire de son analysant, comme son semblable sur le plan imaginaire ni incarner la vérité, ni faire le grand A mais il ne fait pas non plus le mort, il joue avec le jeu du mort nous précisera Lacan en 1971 – lors d’un exposé de Pierre Delaunay.

Jouer avec le mort, avec le silence pour permettre à l’analysant d’entendre, de lire, de déchiffrer, en s’appuyant sur la position autre de l’analyste, et permettre d’ouvrir une place à la parole de l’analysant.

Lacan situe l’analyste du côté de la tactique et non de la stratégie : la tactique se fonde sur ce qui arrive, sur la survenue imprévue du réel là où la stratégie définit tout à l’avance. Le jeu de bridge montre qu’il n’y a pas de programme pensable a priori parce que l’issue vient avec la contingence du jeu de l’autre. Dans mon cas, le réel m’attrape, pas de stratégie et pour la patiente le réel de la mort. L’effet de contingence serait-il ce qui a rendu mon écoute sélective exclusivement à ces deux signifiants ?

Dans le séminaire le transfert, il dit que le partenaire du sujet qu’il doit lui faire découvrir c’est « son propre moi ». Il me semble qu’un analyste peut s’appuyer sur ses sentiments, sur ce que provoquent en lui les signifiants d’un patient, sur ses rêves pour être à la place de celui qui permet à partir des signifiants de l’analysant, de déchiffrer le jeu de son moi. Il ne s’agit pas d’exprimer ses sentiments envers son patient mais de s’appuyer sur. Lacan dans le séminaire de l’angoisse « est contre transfert tout ce que, de ce qu’il reçoit dans l’analyse comme signifiant, le psychanalyste refoule ».

J’ai entendu le désir de cette analysante par la fenêtre de mon propre fantasme. C’est certainement ce qui m’a frappé dans le moment, et ce, d’autant plus qu’il restait non-dit. La présence de mon fantasme a-t-elle eu un effet sur la parole de l’analysante ? Le transfert ne se tisse pas sans quelques signifiants de l’analyste, ou plutôt des bribes de signifiant, d’un savoir pas tout à fait constitué. « L’analyste … ferait mieux de se repérer sur son manque à être que sur son être »[7]. Cette assertion invite à une forme de disponibilité de l’inconscient, de celui de l’analyste, à l’imprévisibilité des propos de l’analysant.

Je terminerai en citant par le lapsus d’un patient alors qu’il consulte en raison des doutes qui l’assaillent sur la pérennité de la relation avec sa copine depuis sa décision de partir à l’étranger : « anxiosité ». Il associe sur les mots anxiété, générosité et hésitation. A la fin de la séance, je lui propose un autre signifiant : curiosité et je lui dis « Vous avez la curiosité de l’étranger en vous ». Après cette interprétation, il a été considérablement soulagé de son doute. A quoi peut-on attribuer ce soulagement ? Cette proposition a fait entendre un écart et un autre savoir en lui. L’étranger qu’il recherchait était aussi, l’inconscient en lui, l’autre non contrôlable, son altérité. La surprise provoquée par cette intervention à dépasser une représentation bien ancrée, un savoir plein sur ce qui lui arrivait et fait limite, point d’arrêt à la jouissance du bavardage qui recherche le sens. La levée du symptôme ne s’est pas faite attendre de sorte que, quelques semaines plus tard il me raconte un rêve dans lequel son père veut tout connaître du tour de magie par lequel le magicien a fait disparaître les cartes. Je lui propose l’interprétation suivante : l’analyste sous le trait du magicien et vous sous les traits de votre père.

Ce rêve faisait-il allusion à la situation analytique ou mon interprétation l’a-t-il plié à la situation analytique ? Ma curiosité a été éveillée dans cette cure analytique, ce qui a permis à l’analysant de m’inclure dans son fonctionnement psychique. Cette interprétation par la proposition d’un nouveau signifiant dans le jeu du patient est venue nouer plusieurs lignes associatives : celles qui concernent son rapport à l’autre, de fausse oblativité, son doute, son angoisse et sa démarche analytique. Pas de tour de magie, mais un analyste qui joue avec un autre jeu, celui du quatrième, du mort, pour lui faire entrevoir les signifiants de son inconscient et accepter les effets de contingences des différents signifiants produits par la cure.

Post-scriptum : Lorsque j’ai raconté dans le groupe de travail le rêve de cet analysant, on m’a fait remarquer cette coïncidence qui m’avait échappée : il rêve de cartes et les cartes disparaissent alors que je travaille sur le jeu de bridge et le jeu du mort. Par quel tour de magie ou plutôt par quelle tactique le magicien les a-t-il fait disparaitre se demande le patient ? Est-ce le jeu de l’analysant, de l’analyste, du mort ou du moi de l’analysant ? La cure analytique produit des effets de contingence, d’imprévisibilité dans une psychisme organisé par des signifiants inscrits dans l’inconscient, et c’est de cet imprévu que peut surgir l’interprétation.  Jouer avec le mort mais pas à la place du mort, car c’est à la place du vivant qu’un analyste écoute et interprète dans le transfert.

 

 

 

 



[1] Ferro, A. « L’enfant et le psychanalyste ». Edition érès 2010

[2] idem

[3] Idem

[4] Lacan, J, Ecrits II, Edition seuil, 1966.

[5] idem

[6] idem

[7] idem



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