« Fou rire »


 

                                 

                                   Par Elsa Caruelle-Quilin, psychanalyste

 

                  Une analysante, dite entre autre « non-binaire », demande si elle peut « changer de place ». Je lui dis que c'est peut-être pour ça qu'elle vient me voir. Elle s'assoit sur l'autre chaise, celle sur laquelle je suis quand un analysant est allongé (notez qu'il ne s'agit pas d'une inversion des places, ni de l'analyse mutuelle de Ferenczi avec deux analysants, il y a dans cette séance deux places d'analyste). Dans cette logique non-binaire, toute érection de l'analyste serait vécue, à juste titre, comme une protestation virile. Je lui demande ce qu'elle tente de faire de la binarité analysant/analyste. Nous rions (notez ce rire, nous allons y revenir). Elle répond « je ne sais pas, mais ça me fait du bien... je n'ai pas peur de vous, vous n'êtes pas Autre...enfin vous êtes autre que moi.». C'est la fin de la séance, elle affirme : « je dirais que vous pratiquez, en quelque sorte, une psychanalyse anarchico-communiste ».

 

         Jusqu'au bout, Freud traque la suggestion dans le transfert, traque le transfert comme suggestion : « nous devons nous rendre compte que si nous avons, dans notre technique, abandonné l’hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert. » (1917). Jusqu'au bout, Freud traque dans l'expérience du transfert, c'est à dire dans l'expérience de l'amour, le dispositif de pouvoir. L'analyse est toujours menacée de l'exercice d'un pouvoir: le sujet de l'inconscient, comme vous le savez, est structuré par le discours du maître. Le discours du maître est, en quelque sorte, une « formation de l'inconscient ». Je ne vous propose pas de nous revendiquer anarchistes ou communistes, mais de prendre au sérieux le verbatim de cette analysante, à l'acmé du transfert. Que serait donc « une pratique de la psychanalyse anarchico-communiste » ? Si « l'inconscient c'est la politique » (Lacan), jusqu'où l'analyse de l'analyste peut-elle (doit-elle) le mener?

 

         Si le discours hystérique répond au discours du maitre, c'est à dire qu'il serait en quelque sorte le retour du refoulé de ce discours, force est de constater que le communisme ou l'anarchisme ont été, dans la réalité, des réponses au discours capitaliste. Ce sont des réponses sur la scène de la réalité, là est peut-être la confusion, non pas des sentiments, mais des registres. 

 

         « De qui sommes – nous frères dans tout autre discours que dans le discours analytique ? Est-ce que le patron est le frère du prolétaire ? Est-ce qu’il ne vous semble pas que ce mot frère, c’est justement celui auquel le discours analytique donne sa présence, ne serait-ce que de ce qu’il ramène ce qu’appelle ce barda familial ? Vous croyez que c’est simplement pour éviter la lutte des classes ? Vous vous trompez, ça tient à bien d’autres choses que le bastringue familial. Nous sommes frères de notre patient en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours. […] Notre frère transfiguré, c’est cela qui naît de la conjuration analytique et c’est ce qui nous lie à celui qu’improprement on appelle notre patient. »[1]. Ce mot fraternité donc, le discours analytique lui donnerait, je souligne, sa présence. Entendez bien comme le communisme flirte ici avec le transfert. Il ne s’agit pas pour nous, aujourd’hui, « d’être ou de ne pas être » communiste sur la scène de la réalité, mais de savoir de quel réel ça parle, de ne pas confondre réel et réalité donc : la politique, ce n'est pas l'inconscient.

 

Je repars du verbatim de l’entretien clinique de Monsieur Lesavant avec Marcel Czermak :

MCz : « Alors nous deux de quels cotés on est ?»

A quelles conditions un analyste peut-il s’autoriser à dire nous ? L’entretien se conclue par « nous sommes d’accord sur le fait que nous ne nous soyons pas rencontrés ».  Qu’est-ce que ce « nous », si ce n’est pas une rencontre, ni une intimité ? Qu'est ce que ce « nous » auquel, pour reprendre la citation de Lacan, « le discours analytique donne sa présence »

MCz : Ah bon ?....  Il est pas garanti que le Docteur D. soit un vrai médecin…

Mr L : Ben, Docteur, Docteur, c’est un titre…

MCz : Attendez…

Mr L : Docteur y’a licence maitrise, doctorat, euh doctorat, c’est… vous vous êtes professeur, apparemment, donc plus que Docteur…

MCz : Apparemment…

Mr L : Professeur…

MCz : Et comme je vous l’ai dit, euh c’est pas garanti…

 

Rappelez vous que, dans cet entretien, Czermak assume ce que Lessavant ne fait que dénoncer : le faux psychiatre, le baratin, il assume que les mots n'ont pas de rapports avec les choses. Czermak se défait de son signifiant-maitre : psychiatre, il se défait de ce qui « garantit » la binarité de la scène : psychiatre/patient. Czermak assume une éclipse du moi, une éclipse de sa singularité totémique, il se dépouille du sujet supposé-savoir. 

La radicalité de Czermak n'est pas sans rapport avec la question d'une autre analysante à son analyste : « Qui êtes vous ? ». Je vous renvoie, pour ce verbatim, à la séance précédente du groupe, sur la vie et la mort dans le transfert. Nous suivons ce fil, de la vie et de la mort dans le transfert.

 

MCz : Est-ce que vous êtes convaincu que moi je sois bien vivant ?

Mr L : Oui, ça oui… euh oui… euh oui.

MCz : Vous êtes sur ?

Mr L : Oui, sinon moi je suis mort également.

MCz : Parce que c’est une question que vous vous posez ?

Mr L : Peut-être si vous n’êtes pas vivant, je suis mort également

 

Cette égalité dans le transfert comme condition du vivant n'est pas sans résonner avec une deuxième occurrence de la fraternité chez Lacan à propos de l'analysant « c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux »[2]. Que serait donc une égalité, une fraternité, non pas donc sur la scène de la réalité mais dans le réel du transfert ? Qu'est ce que cet être de néant, celui de l'analysant comme de l'analyste, « également » ? Je suis le fil de la non-binarité analyste/analysant.

 

Jacques s'enlise hors-temps, son angoisse tourne en boucle : il craint de ne pas savoir qu'il est mort. C'est évidemment ce qu'on peut appeler une mort du sujet, c'est à dire qu'il sait ce que le père mort ne sait pas. Il évoque une fois de plus, toujours la même, ce qui est désormais la première crise, celle qui l'a, je cite, « traumatisé à vie» : « je me lève un matin, personne dans la chambre, dans la maison personne, dans la rue personne (il ne se compte pas). J'avais tellement peur que j'ai couru en slip dans la rue en hurlant, je hurlais à la mort ... tout a coup, j'ai vu quelqu'un, je savais que je n'étais pas mort... et que j'étais en slip dans la rue ! ». Ce jour là, c'est la première fois que nous rions. Nous avons, ensemble, ce qu'on appelle un « fou rire », à l'évocation, où peut-être même plus réellement, à la construction du moment comique, celui où il se rend compte qu'il est vivant, c'est à dire qu'il est en slip dans la rue, celui ou nous rions dans le transfert. La séance suivante, « c'est cicatrisé » dit-il, il est passé à autre chose : « j'ai eu des eyes contacts avec Iris, je n'ose pas lui demander de sortir avec moi ».

Notons que la mort du sujet que Marcel Czermak nous a appris à repérer, n'est pas ici gravée dans le marbre : ce n'est pas un fait mais un événement clinique. Qu'est-ce qu'un « fou rire », à fortiori un fou rire dans l'espace-temps de la séance ? On entend à même l'expression, la folie de l'expérience : « notre » fou rire est une torsion entre la mort et le sexe, une « cicatrisation » à même le corps donc. C'est un événement de corps dans l'espace-temps de la séance, peut-être même est-ce le surgissement de l'espace-temps de la séance. Notre fou rire est une subversion du constat clinique de mort du sujet. 

 

« Nous » avons un fou rire : c'est un phénomène clinique non-binaire, entre deux donc. La subjectivité « éclate » de rire, suspend « pour un temps » temps la binarité spéculaire entre toi et moi, la binarité aussi entre le plaisir et la douleur (je vous renvoie, à ce propos, au film Joker de Todd Phillips). « Nous » sommes ex-pulsés hors de la réalité narrative,  dans ce que Blanchot appelait « l'expérience du dehors »

 

Le mythe du  Prochain se dresse irrésistiblement, celui de l'Esquisse (Freud), celui de l'Ethique (Lacan), celui du  christianisme, du communisme. Mais au delà, ou plutôt en deçà du mythe, un fou rire en séance est une expérience  clinique. Qu'est ce qu'une « expérience » ?  Ce mot aussi, on le trouve dans l'Esquisse, ce mot aussi, irrésistiblement, fait mythe. Ça fait ça les mots, nous sommes des croyants incurables. C'est peut-être tant mieux comme ça. Une expérience clinique, en tout cas, ce n'est peut-être pas tout à  fait la même chose, que ce que Marcel Czermak appelait un fait clinique.

 

Une analysante vantait les bienfaits de la thérapie ACCESS « c'est entièrement fondé sur le ressenti, à se défaire du sens et de l'interprétation de la psychanalyse ». Je m'étonne : « ah bon, c'est l'expérience que vous faîtes de la psychanalyse ? », elle bégaie « non... non, ça, c'est la théorie analytique, mais l'expérience de la psychanalyse c'est autre chose...»

 

La décharge immédiate du rire est une saccade, c'est à dire qu'elle est structurellement discontinue. Le champs de résonance  qui fait trembler les corps  mis en écho, mis en abime, les corps déspécifiés, n'est pas pour autant retour au chaos originaire, ni à la mêmeté. Ce n'est pas un être en commun, mais ce que Bataille appelle  l’« espacement » du commun ». Ce n'est pas une communauté durable,  c'est à dire institutionnalisée, contrairement a ce qu'a pu rêver le communisme  dans la réalité. Le fou rire qui  surgit dans l'espace temps de la séance, ou plutôt le fou rire comme surgissement de l'espace-temps de la séance,  est une transgression de ce qui constitue notre réalité, c'est à dire notre délire.  Un analysant se rappelle une scène ou son père le chatouillait : « je n'avais pas d'autre choix que de rire, j'y étais contraint... ça pose la question du consentement ». Le rire est une violation de notre subjectivité. Comme le prochain, le rire est, en même temps, terrible et secourable (voire à ce propos l'Esquisse de Freud).

 

Je suis le fil de la question de mon analysante : l'expérience rire en séance est-elle, une pratique anarchico-communiste ? Je cite Lacan dans Télévision : "Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste - ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains." Le rire relève-t-il d'un transfert moderne, d'un transfert avec un psychanalyste plongé, comme l'analysant, dans le discours du capitalisme, c'est à dire dans le déclin du nom du père et de l'institution du sujet supposé savoir ? Je suis le fil au travail dans notre groupe, à savoir la prise en compte, la prise au sérieux de la modernité au sein de la cure.

 

Cette suspension de la réalité binaire  ne peut pas durer, ce n'est pas un programme politique, c'est une éclipse pulsatile, contingente. Ce que Bataille a pu appeler « le rire absolu », est ce qu'on appelle une père-formance, le surgissement du présent. C'est moins une formation de l'inconscient qu'une formation de l'espace-temps de la séance, moins une coupure au sens de l'équivoque qu'un trou qui ébranle matériellement les corps. Comme le rire, l'espace-temps de la séance est mortel.  Il faut bien se remettre à parler, comme après l'amour. Ca ne peut pas durer donc : le rire, comme l'orgasme d'ailleurs, est en sursis. Comme l'apnée de Jean-Marc Bar dans le  Grand Bleu, il faut remonter à la surface de la réalité pour reprendre son souffle. Je vous renvoie au très beau film le nom de la Rose, à partir du livre  d'Umberto Ecco : l'inquisition exige que ça cesse (ce qui n'est pas sans évoquer les formules de la sexuation), le rire menace notre subjectivité monothéiste. Il faut cesser de rire sous peine de « pleurer de rire », voire de « mourir de rire » comme ça arrive, très concrètement, parfois dans la manie. « Mourir de rire », c'est aussi une expression qu'on dit, comme le reste, « sans y penser ». MDR.

 

« Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent »[3] Un analyste peut-il consentir, pour un temps, à l'éclipse de son moi, à la crise épileptique de ce qui constitue ce qu'on appelle le cadre : la binarité analysant-analyste, à la crise du dispositif de pouvoir que structure l'institution du sujet supposé savoir ? Y'a-t-il un analyste pulsionnel, un analyste convulsif au delà, ou en deçà de du sujet supposé savoir institutionnalisé ?

 

Si cette suspension du moi de l'analyste n'est pas une technique, c'est peut-être disons une pente, peut-être même pourquoi pas une addiction, de l'analyste à une certaine suspension topologique. Cette hypothèse, je la dois à la réflexion que l'un de nous m'a faite dernièrement, sans y penser, comme dans l'association dite libre : « dis-donc, tu te poiles vachement toi avec tes patients ! ». Je me suis dis que c''était tout a fait juste, que j'étais effectivement un analyste qui rit avec ses analysants, pas toujours mais souvent, trop peut-être. Je me suis dit que le rire était un phénomène clinique compulsif dans les cures que je menais. Je passe sur l'équivoque sexuelle de se mettre à poils avec ses patients, il y a effectivement une nudité, un dénuement dans le rire.

 

Un analysant reste suspendu après la scansion, il  se lève, il paie, dubitatif, perplexe. Je ferme la porte. Après un moment, ça toque à  la porte sans l'ouvrir pour autant. Ca jubile, « ça y est, je l'ai ! » (ce qui n'est pas rien pour un analysant, disons obsessionnel). Nous éclatons de rire, chacun de part et d'autre de la porte fermée. Vous entendez la proximité de la scène primitive, nous allons y venir. Il s'en va. Quel est le rapport de l'analyste à l'inattendu, au surgissement pulsionnel de la décharge, c'est à dire a l'effraction du discours ? Qu'est ce qui fait pourtant qu'on ne couche pas ensemble en analyse, qu'on ne se tue pas non plus ? Le rire est parfois très proche de la persécution, il arrive même que le rire persécute, c'est alors l'échec de l'écho, de la non-binarité de l'expérience du rire, c'est l’échec de l'épilepsie du moi, de l'un ou de l'autre, de l'un et de l'autre, de l'un comme de l'autre.  Le rire en écho dans la séance est le surgissement d'un sujet déspécifié, le même peut-être qu'entre Czermak et Lessavant. Comme le rire, cet analyste-là est fugace, il ne fait que passer, ce qu'avait déjà repéré Lacan dans la passe, ce n'est pas une réalité instituée.  Ce qu'on appelle le déclin du nom du père, la crise du sujet supposé savoir donc convoque peut-être cet analyste pulsatil, contingent, convulsif, un analyste qui ne serait pas sans rapport avec le rêve d'un analysant[4], un rêve de transfert, comme le sont peut-être tous les rêves. Je cite le contenu manifeste du rêve : « son père veut tout connaître du tour de magie par lequel le magicien a fait disparaître les cartes ». Pour le contenu manifeste du transfert, je précise que l'analyste de cet analysant était précisément en train d'élaborer la fameuse partie de bridge comme métaphore de la cure dans « la direction de la cure et les principes de son pouvoir » (je vous laisse peser le mot de pouvoir, oui, l'inconscient c'est la politique). Dans le groupe, nous travaillions ça, avec cet analyste. Nous essayions, ensemble, de piger les règles de ce jeu de carte si stratégique, si complexe, si intelligent : la place du mort, pas la place du mort, etc... Nous voulions savoir jouer. C'est alors que cet analysant a fait ce rêve, pour son analyste : « son père veut tout connaître du tour de magie par lequel le magicien a fait disparaître les cartes »...

 

         Un analysant vise, je cite « une parole idéale, une parole qui ne laisserait pas de traces ». C'est ce qu'on pourrait appeler une psychose blanche, une paranoïa normale, une psychose au bois dormant. Tant est si bien qu'un jour, il dit qu'il peut cesser de venir. C'est sans compter sur la radicalité du transfert qui transperce la surface juste avant de partir : « je veux savoir si je suis capable de vivre sans perfusion » (père-fusion si l'on veut en rajouter). Il revient donc, bien entendu, quelque temps plus tard, pour « recommencer à parler encore une fois », même si dit-il « il n'en garde aucune trace »... Nous faisons l'expérience, dit-il, «  qu'il y a des choses qui existent même si on ne s'en souvient pas... d'une parole compulsive en quelque sorte ». De temps en temps, la psychose se réveille, sans crier gare. Quand je tente de repérer les circonstances du déclenchement, je me « prends un mur » comme on dit : « Je n'en sais rien et franchement j'en ai rien à foutre du pourquoi et du comment ça se déclenche !». Tout va se jouer, donc, dans l'espace-temps de la séance. Ce jour là, il arrive le corps brusquement figé, le signe oméga des mélancoliques au front. Son corps et son visage se catatonisent, il ne dort plus : « cette fois-ci, je ne me soigne pas, j'en ai marre.... quand je pense à tous ces idiots qui se plaignent, il ne savent pas leur bonheur, le bonheur de leur connerie... moi je suis seul... moi, j'ai le droit de me plaindre, eux non, moi seul j'ai le droit...je vais me suicider ». L'analyste : « vous admettrez, d'un point de vue strictement logiquement logique, que pour se plaindre, il faut bien se plaindre, logiquement à quelqu'un ? ». Lui, méprisant « oui, c'est logique ». L'analyste « Je suis là pour que vous puissiez vous plaindre, c'est mon boulot. Vous n'êtes logiquement pas seul ». C'est alors que ressurgit la consistance imaginaire, celle qui lui permet de reconstruire ce qu'on pourrait appeler une pseudo paranoïa, une paranoïa de Sisyphe. La réalité du déclenchement surgit des limbes : ça fait plusieurs semaines qu'il traque sur internet toute trace qu'il aurait pu laisser. La consistance imaginaire fait retour jusqu'à former une blague misogyne terrible qu'il doit effacer d'une conversation whatsApp : ça parle des mycoses des femmes et de risotto aux champignons. Ca parle du sexe pourri des femmes, c'est à dire que ça parle du sexe de son analyste, d'un sexe pourri, haï, surgit dans le transfert. Je voudrais vous proposer d'entendre ce sexe pourri, non pas comme un récit, mais comme la métabolisation, comme la reconstruction de la scène du transfert. Une scène, vous l'entendez, qui n'est pas sans rapport avec la scène primitive. La crudité horrible de cette blague me fait « exploser de rire », c'est fort cette expression quand on y pense. Lui aussi explose de rire, c'est à dire que son corps figé se met à convulser, en écho de celui de l'analyste. Il dit, suffoquant, « c'est raide quand même ! ». Je lui dis « oui, c'est pour ça que c'est drôle !». Je suspends la séance. 

 

Ça n'est pas sans évoquer le titre de Roustang : « Comment faire rire un paranoïaque ? ». Le titre, ici, serait plutôt  « Comment faire rire un psychanalyste ? ». Je passe une semaine à me demander si ça existe cette explosion, si c'est fou de croire que ça existe. La semaine suivante, il est là. Je lui demande comment il va, il répond « en pleine forme !». Il repart, comme si de rien n'était, sur un discours courant, banal, sur une paranoïa normale.


 

C'est presque la même structure que Jacques, le premier fou rire de ce travail (« c'est cicatrisé ! »). C'est d'ailleurs cette répétition qui m'a fait dresser l'oreille. Comment comprendre l'effet topologique de ces fous rire ? C'est un événement topologique contingent, ça aurait tout aussi bien pu ne pas se passer, il aurait effectivement pu se suicider. Mais précisément, pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? C'était la question de Camus, la seule vraie question philosophique selon lui : pourquoi ne se suicide-ton pas ? C'est aussi la question que L'esquisse de Freud impose : qu'est ce qui s'oppose au principe d'inertie, qu'est ce qui résiste à la mort ? Surement que ça ne durera pas, comme la vie, c'est une résistance absurde, vaine, précaire. Ce n'est pas parce qu'un évènement est en sursis qu'il n'existe pas.

 

Quel est ce surgissement de l'imaginaire, aussi précaire fut-il, dans l'espace temps de la séance ? Le rire le capture dans mon écho, dans mon visage. Je me rappelle d'un autre analysant, dit paranoïaque. A près de 78 ans, il évoquait le visage d'une jeune fille lorsqu'il avait 12 ans : « son visage, je le voyais pendant des années dans ma tête ». Lorsque je lui demande s’il dirait que c'était, pour lui, le premier visage humain, il me répond avec morgue « non... j'avais 12 ans, j'avais déjà vu des visages ». J'insiste « je vous parle d'un premier visage humain ». Il répond « en tout cas, c'est le premier que j'ai mémorisé », ce qui n'est pas sans évoquer le syndrome de perte de la vision mentale. Ce surgissement du visage humain, c'est aussi le mien dans l'espace-temps de la séance, le sien du même coup, en même temps.

***

Elle est anti-raciste, anti-capitaliste, anti-patriarcat. Sa mère était folle. La consistance de son discours est, je la cite « sa colonne vertébrale ». Très sensitive, elle refuse « de débattre de ce qui l'a fait tenir debout », de ce qui fait qu'elle sait « ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est vrai, ce qui est faux ». A la moindre équivoque, sa sensitivité se dresse, elle « ne rigole pas avec ça ». C'est ce qu'on pourrait appeler une hystérie de combat au bord de la paranoïa maternelle, elle est au garde à vous : « je veux que mes actes soit cohérents avec mes paroles sinon ca ne veut rien dire ». Elle est sur un site de rencontre où elle attaque les mecs, où elle suspecte, traque, dénonce, exécute leur domination virile. Un jour, sur le site, un jeune homme très beau lui dit qu'il aurait « un très bel organe » et lui propose de but en blanc de lui envoyer « une photo de sa bite ». Elle refuse outrée. Il envoie quand même une vidéo de l'organe en question, avec un petit mot « tu regarderas si tu veux, ou pas... ». Elle monte dans les tours : « Je l'ai insulté, c'est une agression sexuelle... je n'avais pas donné mon consentement ! J'ai très clairement dis non, je ne veux pas. C'est un viol virtuel par écran interposé ! ». On peut l'entendre : nous le savons, ça existe les viols virtuels, on pourrait adhérer à ce discours. Je ne résiste pas à lui demander : « et alors, vous avez regardé la vidéo ? ». Silence sidéré. Ca répond brusquement: « oui !». Elle éclate de rire  moi aussi. C'est la fin de la séance. La séance suivante, elle a fait une rencontre, sur le même site : « Je comprends seulement maintenant quand vous me demandiez si il n'y avait pas autre chose... autre chose que le discours politique » Je lui demande comment elle appellerait cette « Autre chose » : « je dirais... l'amour, je dirais que ça s'appelle l'amour ». Elle le voit après la séance, « comme ça, je couple avec la séance ».

 

Le rire, ici, coupe la parole, rompt le  récit, à la limite du traumatisme : C'est un phénomène topologique qui provoque, à même le verbatim, « autre chose que le discours politique », un changement de discours, le rire, ici, provoque l'amour. Si Lacan a pu dire que nous serions tous sous le coup d’un automatisme mental, que le plus étonnant est que nous ne nous en rendions pas compte, pouvons-nous reprendre à notre compte cet énoncé de Monsieur Lessavant, soit que la réalité est une farce, que le plus étonnant, ce soit que nous ne nous en rendions pas compte ? Le rire partagé assume ce que Lessavant dénonce : la  grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. Sous le discours politique, l'anarchie du rire revient à consentir, je pèse mes mots, à consentir donc à l'inexistence d'un grand Autre qui garantirait le discours, qui garantirait ce qu'Artaud appelait le bla-bla.

 

Nous pouvons repérer la proximité du rire et de la persécution, du rire et de l'angoisse, du rire et du sexe aussi. Ce rire avec cette analysante, comme avec l'analysant au sexe pourri, celui en slip dans la rue ou celui derrière la porte de l'analyste (cf cas précédents dans le texte), renvoie directement, très concrètement à la question de l'organe.

 

Une analysante boulimique, elle a eu un seul rapport sexuel, il y a près de 35 ans, et puis plus jamais, si bien, dit-elle que « depuis le temps, ça s'est refermé... il n'y a plus de trou ». Elle retrouvera pourtant, au cours de sa cure, une théorie qu'il ne faut pas, me semble-t-il, renoncer a repérer comme une théorie sexuelle infantile : elle fantasme la mort in-utéro de son frère comme due à la prise d'un médicament prescrit par erreur à sa mère par un médecin, par voie orale donc. « On ne parlait pas de ces choses là... il a bien fallu comprendre... combler le vide...». Elle entend qu'elle dit la même chose de sa boulimie, qu'elle « comble le vide ». Toutes nos théorie sexuelles infantiles, c'est a dire, du même coup, tout le savoir de l'analyste se fonde sur le refus de cette question. La théorie sexuelle infantile, c'est à dire ce que Czermak a repéré comme notre spécification pulsionnelle, « comble le vide », là où le rire serait peut-être le surgissement d'une déspécification pulsionnelle, hors sujet donc, au delà de la théorie sexuelle infantile.

 

C'est une autre jeune femme, anorexique, vierge. Elle se souvient de son père qui la réveille dans la voiture en l'embrassant sur la bouche : « ça y est,  ton prince charmant est arrivé !»... » ça m'a choquée... à cette époque je croyais fermement que l'on faisait les bébés en s'embrassant sur la bouche... c'est profondément ancré en moi... d'une certaine façon, je crois que je le crois toujours ». Nous rions ensemble. C'est la fin de la séance (« Voilà pourquoi votre fille est muette ! » ou « voilà pourquoi votre fille est anorexique !»). Elle est toujours venue masquée. Ce jour là, pour la première fois en séance, elle expose son visage, sa bouche, la nudité du visage humain. L'émergence brutale du visage troué par la bouche, nous ramène aux origines, à ce mythique visage humain. Le visage de la mère, celui que Winnicott appelle le miroir de l'enfant, est un visage troué, c'est à dire un visage sexuel, un visage père-foré par la curiosité sexuelle de l'enfant.

 

Une patiente analysante revient sur sa fascination muette enfant devant une scène de viol entre son père et sa mère.  Elle n'avait rien dit, elle n'avait pas crié précise-telle. « Ca me fait comme un vide », je coupe la séance. « Je voudrais rajouter un mot ... c'est comme si dans cette vision je n'existais pas, je n'étais que le trou des yeux... qu'un regard ».

La scène primitive n'est pas quelque part dans la structure, c'est la structure, c'est peut-être ce que Lacan appelle « le franchissement du seuil du visible ».  La scène primitive est très généralement fantasmée comme un viol, structuré par l'opposition binaire actif/passif. Pour Freud « la libido de l’enfant, par cette scène, fut, comme fendue en éclats.”[5] Le rire originaire entre la mère et l'enfant, le rire éclate lors de la mise en scène de la binarité : coucou/caché. Le rire éclate, au bord, parfois, de la terreur (y compris a la réapparition). On pense à ce qui fait trauma, dans la scène primitive, selon Freud : « l'étrangeté de l'apparition et de la réapparition du pénis ». Qu'on différencie reste oublié derrière ce qui se différencie dans ce qui est différencier : il n'y a pas, pour autant, de troisième sexe dans cette scène, mais ce que Lacan appelle « une différence absolue », ce que nous appelons le sujet déspécifié, sans attribut, sans nom, sans sexe. Le trouble dans le genre n'est peut-être qu'un trouble dans les registres (comme le communisme) : nous sommes tous des non-binaires, non pas dans la réalité mais dans le réel.

 

Cette scène, ne peut logiquement pas être vécue, elle n'est jamais que fantasmée ou répétée, il n'y a pas d'original de la scène. Il s’agit pour Freud d’un patrimoine phylogénétique présent d’emblée dans le psychisme, en amont de l'expérience singulière. La scène primitive est une scène phylogénétique, c'est saisissant dans le film « la guerre du feu » de Jean-Jaques Annaud. Ce trou phylogénétique, ce trou préhistorique c'est le sujet déspécifié.

 

Elle est anorexique, elle est lesbienne, elle est frigide, dite « non-binaire » : « Je n'ai jamais imaginé de rapport hétérosexuels consenti ». « Je lui demande si c'est possible pour elle d'imaginer comment ses parents s'y sont pris pour l'avoir ?  » Elle : « vous voulez dire pour m'avoir ? (elle entend l'équivoque)... J'imagine pas, je préfère éviter... pas de rapport sexuel ! ». Au delà de la blague lacanienne, est-ce ce sujet déspécifié, phylogénétique, préhistorique qui, dans la scène primitive provoque une telle résistance, chez cette analysante, en même temps que chez nous,  les analystes ?

 

 

 

 

 



[1]  Séminaire « ...ou pire », Lacan, 1971/1972

[2]  « L'agressivité en psychanalyse » dans les écrits, Lacan, 1948

[3]   Séminaire  « le moi dans la théorie de Freud et la psychanalyse », Lacan, 1954/55

[4]  « De la contingence », Laetitia Putigny-Ravet, 9 novembre 2021

[5]  [4] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1971, p. 399, 356 & 396.

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