"...ce que le tigre est dans l’espace"





 

Par Elsa Caruelle-Quilin

 

La scission entre lacaniens et non lacaniens, non pas comme on le dit entre freudiens et lacaniens, se joue sur la question du cadre. Lacan rompt avec le cadre, avec les 45 minutes. Lacan rompt avec le temps de la montre, c'est à dire très concrètement qu'il rompt avec la spatialisation du temps : trois quart d'heure, c'est concrètement trois quart de cercle. Lacan rompt avec ce que les anglo-saxons appellent le setting. Lors du premier confinement, nombre d'entre nous ont continué à pratiquer sans divan, sans cabinet, sans murs, sans porte aussi. Nombre d'entre nous ont continué à pratiquer au téléphone, par visio, en distantiel comme on dit desormais. Je passe sur la prolifération néologique dans cette période et sur le paiement des séances par virement bancaire.

Le groupe dit de recherche est issu de cette crise de la réalité des séances. Notre question aurait pu être : « qu'est-ce que cette crise de la réalité nous apprend de ce qu'on attend d'un psychanalyste ? ». Qu'est ce qu'un analyste sans cabinet ? Posons comme pierre d'attente que Racamier écrit « le psychanalyste sans divan », confronté à la même question que nous aujourd’hui : « qu'attendre d'un psychanalyste dans le champs des psychoses ».

 

         Plongé dans cette crise, Jean-Jacques Tyszler rapportait alors à Sainte-Anne qu'au bout de quelques conversations téléphoniques, il avait été interpellé par son analysante : «  est-ce qu'on peut faire une vraie séance, maintenant ? ». De quoi parle-t-elle cette analysante, égarée comme l'analyste, dans cette crise de la réalité de la séance ? Qu'est qu'une « vraie séance ?». Ce serait peut-être ce qu'on pourrait attend d'un psychanalyste. Ce qu'elle dit, en tout cas, c'est que ça se joue « maintenant », au présent de la séance.

 

         Lacan dit dans le séminaire 2 : « Si on forme des analystes, c'est pour qu'il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent ». Peut-on soutenir que si on forme des analystes, c'est pour que chez eux, la réalité soit absente ? Il me semble que c'est ce Lessavant apprend à Marcel Czermak de ce qu'on attend d'un analyste. Dans le premier entretien, Czermak assume ce que la méconnaissance systématique de Lessavant ne fait que dénoncer : les faux psychiatres, le théatre de marionnettes. Czermak assume que notre réalité est une farce, pour reprendre les mots de Lessavant, que nos mots sont du baratin, un automatisme mental qu'il faut pourtant bien entretenir, pour que dure ce que Freud a appelé « une paranoïa dirigée », au service du principe de plaisir.

 

         Un analysant dit paranoïaque : « Ce qui m’amuse c’est de placer l’autre face à son incohérence, je joue avec sa bêtise : le bonheur est une illusion, comme le bien et le mal sont des illusions, le jeu n’est pas une illusion, le jeu c’est réel. ». Je pose ici la binarité : le bien, le mal comme illusion, et le transfert comme jeu réel. 

Pouvons nous soutenir l'ironie de cet analysant qui fait de tout savoir-supposé ce qu'Artaud appelait un blabla ? La psychose peut-elle nous apprendre le jeu réel, celui peut-être qu'on attendrait d'un psychanalyste, celui peut-être que Miller appelle « une pratique sans vérité ». La psychose peut-elle nous apprendre le réel que notre vérité forclos ?

 

         A la question de ce que serait la psychanalyse, Lacan aurait répondu : « c'est ce qu'on attend d'un psychanalyste ». Vous entendez comme la réponse est une torsion de la psychanalyse au psychanalyste, une torsion radicale de l'expérience analytique, ou plutôt, c'est l'hypothèse que nous allons soutenir, une torsion radicale comme expérience analytique. Cette expérience de la torsion de la psychanalyse au psychanalyste ne s'opère pas nécessairement, je cite Lacan, dans  la note aux italiens, 1973 : « Dès lors, il sait être un rebut. C'est ce que l'analyste a dû lui faire au moins sentir. S'il n'en est pas porté à l'enthousiasme, il peut bien y avoir eu analyse, mais d'analyste aucune chance ». Lacan opère ici une disjonction entre l'analyse et l'analyste. A quelles conditions la torsion s'opère-t-elle ? C'est à dire, à quelles conditions y-a-t-il du psychanalyste au delà du blabla, du baratin de la psychanalyse ? C'est ce dont il va être question aujourd'hui, avec l'hypothèse en poche que la psychose peut nous enseigner cette torsion comme ce qu'on attendrait d'un psychanalyste, pas que dans le champs des psychoses. C'est en ce sens que je vous propose une torsion de la question au travail : non pas « qu'attendre d'un psychanalyste dans le champs des psychoses ? » donc mais ce « qu'est-ce que  la psychose nous apprend de ce qu'on attend d'un analyste ?

 

Je repars d'un verbatim que j'ai déjà commenté plusieurs fois : quelqu'un appelle pour prendre rendez-vous. Lorsque j'ouvre la porte, je me rends instantanément compte que ce n'est pas un homme, que ce n'est pas une femme, que c'est Autre chose : Elle est anorexique, dite transsexuelle. Elle est grimaçante de pudeur, recroquevillée, regard rentré, sans visage. C'est la fin de la première séance. Elle demande tremblante : « vous êtes d'accord pour travailler avec quelqu'un comme moi ? ». A la fin de la deuxième séance, après la coupure encore une fois, elle demande : « je ne suis pas autorisée à vous poser de questions personnelles ? ». Comme je répond « ah bon ? », elle surgit, ou plutôt son regard, autour de lui un visage, avec lui une question, peut-être La question, soudain: « Qui êtes-vous ? ». Face à face avec l'impossible réponse, je lui demande ce qu'elle veut savoir, elle précise : « moi par exemple, je suis une femme, lesbienne, divorcée... et vous : qui êtes-vous ?». On entend la quête identitaire, la sienne, la nôtre tout autant, mais surtout, on entend la convocation du psychanalyste: « Qui êtes vous ? »,

 

         Devant la question fondatrice, je lui demande la permission de ne pas répondre ce qui serait inévitablement un baratin, Nous rions. Je pose comme pierre d'attente l'expérience de ce rire ensemble, nous allons y revenir.

 

         Cette même analysante demande à pouvoir me poser une question, après chaque coupure, je la cite « pour vérifier que vous n'êtes pas un robot ». Petite leçon de psychopathologie de la vie quotidienne, comme vous en avez tous déjà fait l'expérience, c'est toujours un robot qui vérifie que vous n'êtes pas un robot ("Captcha"). Elle reçoit son message de l'autre sous forme directe. Je souligne l'extrême vulnérabilité à l'Autre dans le transfert.

         Je réponds toujours, le plus honnêtement possible, à sa vérification : est-ce que j'ai des enfants, où je pars en vacances, si je suis mariée... mais pas à cette question là : « qui êtes vous ? ». Je retiens l'objection de Lucas, qui proposait de répondre, par mon nom par exemple, mais précisément, c'est ce que je ne réponds pas. Je ne réponds pas non plus, une femme, un psychanalyste... Pourquoi ? Pourquoi rions nous, ensemble, devant l'ironie de la réponse, qui serait forcément  « un baratin » ?

 

         Dans le groupe de recherche, nous nous sommes attelés aux questions, où plutôt à la question, au sens grammatical du terme entre autres, que les analysants posent à l'analyste. Je pense au patient de Lucas qu'il a présenté à Sainte-Anne : « et vous, sa vous arrive souvent de coucher avec des femmes ? ». Notons la non-binarité de la réponse de Lucas : « avec les femmes, parfois ça marche, parfois ça marche pas », la même non-binarité peut-être que la réponse à la question de Lessavant: Vous, vous en êtes convaincu que vous êtes vivant ? — MCz : Ouais… Des fois j’me pose la question », une suspension de la binarité entre la vie et la mort.

 

         Notre hypothèse, c'est que la psychose ne spécifie pas mais qu'elle radicalise ce qu'on attend d'un psychanalyste. Ils se trouvent, comme le dit Lacan, que les psychotiques sont des gens sérieux, c'est à dire qu'il posent sérieusement la question que nous ne faisons jamais que bredouiller : qu'est-ce qu'un analyste ?

 

         Cette torsion ne spécifie pas l'analyse dans le champ des psychoses. La question de l'impuissance de l'analyste par exemple est une torsion fondamentale dans la psychanalyse d'une hystérique. A ce propos, je souviens d'une analysante boulimique qui venait depuis six mois se lamenter de son impuissance et de sa stérilité. Elle avait déjà fait quinze ans d'une première analyse sans entamer cet automatisme mental. Un jour, je lui dis qu'il me semble surtout que c'est de la stérilité de l'autre, que c'est surtout de l'impuissance de l'analyste qu'il est question. Elle rit tout a coup. Elle sort de son sac, je la cite : « quelque chose que je voulais vous montrer depuis le début mais je n'ai pas trouvé le temps » (notons la question temporelle). C'est un mot que son analyste lui a écrit, au bout de neuf ans d'impuissance inexorable de l'un comme de l'autre. Elle lit à voix haute le texte caché, refoulé par la réalité de son sac, je la cite : « un analyste ne peut pas changer quelqu'un contre son gré ». Elle a vidé son sac comme on dit. C'est une torsion de sa réalité (saturée de boulimie, de mort, de vaginisme), une torsion donc de la réalité au réel de la séance, au « maintenant » dont parlait l'analysante de Jean-Jacques. 

 

         Cette torsion, je vous l'ai déjà présenté à partir du cas Lessavant. Je rappelle seulement la question de Czermak à Lessavant : MCz : « Alors nous deux de quels cotés on est ?». Je m'étais demandé à l'époque à quelles conditions un analyste pouvait-il s’autoriser à dire nous ? Rappelez vous que, dans cet entretien, Czermak assume ce que Lessavant ne fait que dénoncer : le faux psychiatre, le baratin. Czermak assume que les mots n'ont pas de rapports avec les choses. Dans cet entretien, rappelez-vous, Czermak se dépouille de son signifiant-maitre : « psychiatre », il se dépouille de ce qui « garanti », de ce qui structure la binarité de la réalité. Czermak et Lessavant suspendent la binarité psychiatre/ patient, peut-être même la binarité névrose/psychose, lorsque, dans le deuxième entretien, ils imaginent partir en vacances ensemble, se promener et déjeuner rue Daguerre. La radicalité de cette non-binarité n'est pas sans rapport avec la question de  l'autre analysante à son analyste : « Qui êtes vous ? ».

 

MCz : Est-ce que vous êtes convaincu que moi je sois bien vivant ?

Mr L : Oui, ça oui… euh oui… euh oui.

MCz : Vous êtes sur ?

Mr L : Oui, sinon moi je suis mort également.

MCz : Parce que c’est une question que vous vous posez ?

Mr L : Peut-être si vous n’êtes pas vivant, je suis mort également

 

         Cette égalité dans le transfert est une question de vie et de mort. La mort du sujet que Czermak nous a appris a repérer comme point structural de la psychose, est suspendue dans et par cette égalité. La psychose peut-elle nous apprendre à ne pas commettre ce que Schreber appelait « le meurtre d'âme » ? Peut-elle nous apprendre à ne pas tuer nos analysants, pas seulement dans le champ de la psychose? Ce serait quand même quelque chose que l'on pourrait attendre d'un analyste. Y'a-t-il encore quelqu'un en deçà de la binarité toi ou moi, en deçà de la spécification du stade du miroir ? Existe-il, en quelque sorte, un sujet déspécifié? Celui peut-être que Lacan appelle « cet être de néant », avec lequel dit-il, nous serions « dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux » (notons que nous retrouvons la question de l'égalité).

 

         Une analysante, dite entre autre « non-binaire », demande si elle peut « changer de place ». Je lui dis que c'est peut-être pour ça qu'elle vient me voir. Elle s'assoit sur l'autre chaise, celle sur laquelle je suis quand un analysant est allongé (notez qu'il ne s'agit pas d'une inversion des places, ni de l'analyse mutuelle de Ferenczi avec deux analysants, il y a dans cette séance deux places d'analyste). Dans cette logique non-binaire, toute érection de l'analyste serait vécue, à juste titre, comme une protestation virile. Je lui demande ce qu'elle tente de faire de la binarité analysant/analyste. Nous rions (notez ce rire, nous allons y revenir). Elle répond « je ne sais pas, mais ça me fait du bien... je n'ai pas peur de vous, vous n'êtes pas Autre...enfin vous êtes autre que moi.». C'est la fin de la séance, elle affirme : « je dirais que vous pratiquez, en quelque sorte, une psychanalyse anarchico-communiste ».

 

         A delà de notre pente réactionnaire, c'est à dire patriarcale comme on dit aujourd'hui, qu'est-ce que la non-binarité contemporaine nous apprend de ce qu'on attend d'un analyste ? Cette suspension de la binarité analysant/analyste n'est pas sans écho avec ce que nous évoquions dans les entretiens entre Czermak et Lessavant, du moins les deux premiers. Je ne vous propose pas, bien entendu, de nous revendiquer anarchistes ou communistes mais de prendre au sérieux le verbatim d'une analysante, à l'acmé du transfert. Que serait donc « une pratique de la psychanalyse anarchico-communiste » ? Jusqu'où l'analyse de l'analyste peut-elle, voire doit-elle, le conduire ?

         Le mythe, c'est à dire la réalité du Prochain se dresse irrésistiblement, celui du  christianisme, du communisme, celui de l'Esquisse (Freud), celui de l'Ethique (Lacan). L'erreur du communisme, comme du non-binarisme contemporain, est peut-être fondamentalement ce qu'on pourrait appeler une confusion, non pas des sentiments mais des registres, une confusion, voire une fusion, de la réalité et du réel, non sans rapport avec la paranoïa. « L'inconscient c'est la politique »  disait Lacan. Que serait donc une égalité, une fraternité, une non-binarité, non pas sur la scène de la réalité mais dans le réel du transfert ?

 

         Jean s'enlise hors-temps, son angoisse tourne en boucle : il craint de ne pas savoir qu'il est mort. C'est évidemment ce qu'on peut appeler une mort du sujet, c'est à dire qu'il sait ce que le père mort ne sait pas. Il évoque une fois de plus, toujours la même, ce qui est désormais la première crise, celle qui l'a, je cite, « traumatisé à vie» : « je me lève un matin, personne dans la chambre, dans la maison personne, dans la rue personne (il ne se compte pas). J'avais tellement peur que j'ai couru en slip dans la rue en hurlant, je hurlais à la mort ... tout a coup, j'ai vu quelqu'un, je savais que je n'étais pas mort... et que j'étais en slip dans la rue ! ». Ce jour là, c'est la première fois que nous rions. Nous avons, ensemble, ce qu'on appelle un « fou rire », à l'évocation, où peut-être même plus réellement, à la construction du moment comique, celui où il se rend compte qu'il est vivant, c'est à dire qu'il est en slip dans la rue, celui ou nous pleurons de rire dans le transfert. La séance suivante, « c'est cicatrisé » dit-il, il passe à autre chose : « j'ai eu des eyes contacts avec Iris, je n'ose pas lui demander de sortir avec moi ».

 

         C'est ce qu'on pourrait appeler une torsion entre la mort et le sexe. Ca aurait tout aussi bien pu ne pas se produire, c'est un évènement contingent dans la structure, il aurait tout aussi bien pu mourir. Surement ça ne durera pas : c'est une résistance absurde, vaine, précaire, comme la vie. Notons que la mort du sujet que Marcel Czermak nous a appris un repérer, n'est pas ici gravée dans le marbre, tout comme dans l'entretien avec Lessavant d'ailleurs. Le constat clinique, la mort du sujet, « explose de rire ». Je pose comme pierre d'attente la mort du sujet comme pivot du transfert, c'est à dire comme pivot de la torsion entre la psychanalyse et le psychanalyste.

 

         Qu'est-ce qu'un « fou rire », à fortiori un fou rire dans l'espace-temps de la séance ? On entend à même l'expression, la folie de l'expérience. « Nous » (je souligne) éclatons de rire, c'est fort cette expression quand on y pense, c'est à dire que nos corps convulsent, en écho. Le fou rire est une expérience clinique non-binaire qui suspend « pour un temps » la binarité spéculaire entre toi et moi, une expérience que nous qualifierons de déspécification subjective. Il s'agit moins d'une formation de l'inconscient que d'une formation de l'espace-temps de la séance, moins d'une coupure au sens de l'équivoque que d'un trou qui ébranle matériellement les corps, moins d'une pratique de la vérité que de la jouissance. C'est un événement de corps dans l'espace temps de la séance, peut-être même est-ce le surgissement de l'espace-temps de la séance, comme dans ce poème où Lacan réduit son nom à une incarnation spatio-temporelle : là-quand. C'est ce qu'on peut appeler un évènement topologique : « maintenant » (verbatim de l'analysante de Jean-Jacques), il y a un trou là où il n'y avait rien, le trou dans le visage, les eyes d'Iris (je précise que je n'ai pas changé le prénom).

 

         Ca ne peut pas durer cette crise épileptique du moi (celui de l'analysant comme celui de l'analyste), il faudra se remettre à parler, sous peine de mourir de rire. Ce n'est pas une communauté institutionnalisée cette non-binarité, comme celle qu'a pu rêver le communisme  dans la réalité. Ca ne peut pas durer, ce n'est pas un programme politique, c'est une éclipse pulsatile, contingente, compulsive. C'est une expérience clinique, c'est à dire que n'est peut-être pas tout à  fait la même chose que ce que Marcel Czermak appelait un fait clinique. 

 

         Comme le rire, l'espace-temps de la séance est mortel, ce sujet déspecifié serait en quelque sorte un sujet de Sisyphe. Comme vous le savez, ce qui fait que Lessavant prend vie dans le premier entretien ne se stabilise pas, c'est un réel construit, précaire, mortel, ce n'est pas un réel fixe, institutionnalisé, constaté. Mais ce n'est pas parce qu'un évènement, la vie, est en sursis qu'il n'existe pas.

 

         Vous entendez comme il s'agit de reprendre les énoncés  de Marcel Czermak comme la mort du sujet ou la déspécification pulsionnelle non pas sous l'angle du constat, du fait clinique mais comme expérience dans le transfert ou plutôt comme une expérience du transfert.

 

         Qu'est ce  qui fait donc qu'il ne meurt pas, « maintenant » pour reprendre les mots de l'analysante de Jean-Jacques ? La décharge motrice du rire est une saccade, c'est à dire qu'elle est structurellement discontinue. Il n'y a pas de narcissisme originaire : le champs de résonnance  qui fait trembler les corps  mis en écho, mis en abime, les corps dé-binarisés, n'est pas pour autant retour au chaos.

 

         Le rire le capture dans mon visage, dans mon corps. La séance suivante, c'est cicatrisé donc, « il a eu des eyes contact avec Iris ». Quel est ce surgissement de l'imaginaire (schéma), aussi précaire fut-il, dans l'espace temps de la séance? Ce n'est pas sans m'évoquer un autre surgissement de l'imaginaire dans la séance une analysante, dite anorexique. A la fin de la séance, sur le seuil de la porte, elle me dit brusquement : « quand je vous vois, je me vois, votre corps, c'est mon corps, vos jambes, c'est mes jambes... ». Au delà d'une clinique de la vérité fondée donc sur un sujet qui déchiffre la vérité, au delà donc de ce qu'on pourrait appeler une clinique de l'articulation du symbolique, y'a-t-il une clinique de l'articulation des registres ? Est-ce ce passage à une articulation des registres qui opère la torsion de la psychanalyse au psychanalyste ?

 

         Je me rappelle d'un autre analysant. A près de 78 ans, il évoque le visage d'une jeune fille lorsqu'il avait 12 ans : « son visage, je le voyais pendant des années dans ma tête ». Lorsque je lui demande si il dirait que c'était, pour lui, le premier visage humain, il me répond avec morgue « non... j'avais 12 ans, j'avais déjà vu des visages ». J'insiste « je vous parle d'un premier visage humain ». Il répond « en tout cas, c'est le premier que j'ai mémorisé ». Ce qui n'est pas sans évoquer le syndrome de perte de la vision mentale. Ce surgissement du visage humain, c'est aussi le mien dans l'espace-temps de la séance, le sien du même coup, « également » pour reprendre les mots de Lessavant.

 

         Le rire, nous le savons, peut virer à la persécution. La paranoïa est, en quelque sorte, un rejet de la déspécification subjective. La cure est, en réalité, toujours menacée de l'exercice d'un pouvoir. Je pense à  Lessavant « peut-être que c'est vous qui m'avez crée par votre parole ou votre pensée » où à cet autre analysant : « Quand je vous parle, je ressens un sentiment de bien-être et de plénitude. Je voulais vous demander si vous m'hypnotisez pendant la séance ? ». Ce que la psychose nous apprend c'est la précarité de la séance, c'est à dire la précarité du nouage. Il me semble que ce que nous apprend la psychose c'est à consentir à cette instabilité au delà de l'institution du sujet supposé savoir qui est peut-être le grand sommeil de celui dont on attend une psychanalyse. Ce que la psychose nous apprendrait c'est à consentir à ce que la séance court son risque dans une articulation mouvante des registres.

 

La psychose nous apprend que l'analyste est un surgissement, comme le repérait déjà Freud dans Analyse finie et infinie à propos de l'analyste,  ce lion qui « ne bondit qu'une fois ». Nous avons beaucoup travaillé, dans le groupe, la question de l'espace-temps de la séance, a partir d'une phrase Bataille : « l'acte sexuel est dans le temps, ce que le tigre est dans l'espace », qui n'est pas sans écho avec le lion bondissant de Freud. Dans le temps, dans l'espace, ce que la psychose nous apprend c'est que la torsion de la psychanalyse au psychanalyste est une localisation de la jouissance à même la séance, la localisation d'un trou, c'est à dire la localisation d'un nœud, là où il n'y avait rien.

 

         Je cite le verbatim d'une analysante anorexique, une patiente qui se scarifie, bref, ce qu'on appelle nouvelle économie psychique : « c'est une cure spéciale ... ça m'angoisse, je n'arrive pas à me figer dans un être fixe ». « Se figer dans un être fixe », c'est parfois, comme vous le savez, ce qui va jusqu'à tuer les anorexiques... « Se figer dans un être fixe », dans un cadavre en quelque sorte c'est ce que savent les anorexiques, c'est notre fantasme à tous. Le plus étonnant, pour paraphraser Lacan, c'est que nous ne nous en rendions pas compte. La déspécification vitale dans le champs de la psychose est en fait en acte dans chaque cure, pour peut qu'opère la torsion de la psychanalyse au psychanalyste.

 

         Elle a rêvé qu'elle appelait sa mère, au téléphone (contenu manifeste de l'appel). Dans le rêve, je cite le verbatim «j'entends le silence de ma mère, je l'appelle : « maman ? » « Maman ? », mais elle reste sans voix... (long silence)... c'est comme si les mots n'existaient pas... (long silence)... »  —L'analyste: « ça vous dit quelque chose ? » — Elle « ben... par exemple, pour dire je t'aime, on a pas de mot pour dire l'amour que l'on ressent... je me souviens d'une prière qui me fascinait : « Seigneur, moi qui ne suis pas digne de te recevoir, donne moi une seule parole et je serait guérie »... toutes les prières, toute la littérature espèrent, mais sérieusement, est-ce qu'une parole peut guérir ? ».

 

         C'est la fin de la séance sur cette équivoque entre guérir par la parole qui est le rêve de Freud et guérir la parole : est-ce que la parole peut guérir ? Je pense à cette phrase de Lacan dans le Sinthome : « la parole est la forme de cancer dont l'être humain est affligé ». La mère, ici, est seulement le contenu manifeste du rêve, la mère est en quelque sorte le roman familial du transfert. Le rêve, comme tous les rêves est une interprétation du transfert. Dans une « vraie séance », il s'agit peut-être d'entendre tout ce qui se dit comme une métaphore du transfert, à rebours de Freud qui lisait le transfert comme une répétition du passé. Il s'agit peut-être de lire le souvenir comme une métabolisation du présent de la séance, de l'œil du cyclone de la cure. Nous ne serions pas alors à la recherche du temps perdu mais dans la construction du temps de la séance. « C'est comme si les mots n'existaient pas » ? A quelle radicalité touche ici le transfert ?  

         Je voudrais conclure sur la première phrase d'un analysant dit psychotique : « je vous appelle pour savoir si je pourrais engendrer une psychanalyse avec vous ? ». Je voudrais conclure sur la cure comme scène primitive non pas a retrouver mais a construire, c'est peut être ça que la psychose nous apprend de ce qu'on attend d'un psychanalyste.

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