Qu’est-ce que serait une clinique de l’articulation des registres

  

par Lucas Grimberg

 


Qu’est-ce que serait une clinique de l’articulation des registres, au-delà d’une clinique dite de l’articulation du symbolique, fondée sur un sujet qui déchiffre la vérité ? 


Je vais commencer mon propos en vous faisant part d’un type spécifique de demande que je reçois. Je suis inscrit sur Doctolib, en tant que psychologue. Je reçois donc un certain nombre de patients qui, en prenant rendez-vous avec moi, prennent rendez-vous avec un psychologue. Première séance, je demande, qu’est-ce qui vous amène ? Les patients m’expliquent les raisons de leur prise de rendez-vous, puis, assez régulièrement, ponctuent leur propos par un signifiant précis : ils disent : ‘voilà pourquoi je voulais consulter un professionnel’. Un autre terme du même ordre qu’on entend beaucoup, avec la multiplication des diagnostics (TDAH, Hauts potentiels, etc), c’est ‘spécialiste’. Dans mon expérience, cette adresse à un professionnel va de pair, dans les premiers entretiens, avec une demande de conseils : les patients veulent être conseillés.

 

Inutile de vous dire qu’avec ces coordonnées de départ, on est encore loin d’une clinique de la vérité avec le dispositif analytique et le transfert qui va avec. Je me suis interrogé sur ce terme de ‘professionnel’. Je me suis dit qu’en me demandant des ‘conseils’, ils ne me supposaient aucun savoir. Ils me supposent un savoir-faire, une technique, des connaissances. Mais pas un savoir. Le transfert qui va avec ce signifiant de ‘professionnel’ est très axé sur l’imaginaire. Ils vont voir un pur semblant, un moi idéal qui saurait les diriger. Le professionnel, c’est celui qui a les réponses, déjà prêtes. L’ennui c’est que les questions n’ont pas eu le temps de se déployer. Quelle place là-dedans pour la réalité psychique ? Y-a-t-il, pour eux, dans ces premières séances, un au-delà du petit autre à qui ils ont affaire ? Pour certains, c’est pas évident. Les coordonnées du transfert sont vacillantes, tout comme la dimension de continuité des séances : je me sens souvent sur la sellette, j’ai l’impression qu’à chaque séance je vais être attendu au tournant et que si ça ne répond pas à l’attente en question, ça sera terminé. Il arrive d’ailleurs que le suivi s'interrompe brutalement sur un simple SMS, brutalité qui va avec cette dimension imaginaire omniprésente. Ai-je affaire à des gens sans subjectivité ? Sans inconscient ? Absolument pas. Mais je constate que beaucoup sont dans une méconnaissance profonde, je dirais même dans une mise à l’écart  de ce qui pourrait les concerner intimement.  Est-ce un effet de l’omniprésence des images dans nos vies ? Le smartphone, outil de résistance 2.0 ? J’en viens à me demander parfois s’il ne serait pas pertinent d’interdire à mes patients de m’envoyer des SMS. On prend rdv chez l’analyste en quelques clics, on annule ses séances par SMS. Sans mauvais jeu de mot, il y a vraiment un écran entre nous, et cet écran fait notamment obstacle à la dimension engageante de toute parole. A défaut de pouvoir dire “vous êtes mon psy”, ils disent “c’est vous le professionnel”. C’est-à-dire précisément que ça n’est pas une parole pleine.

 

Malgré ces situations de départ délicates, le fait est que tous ces patients sont quand même bien là. Ils ont pris rendez-vous, et, pendant la séance, ils racontent des trucs. Souvent même, ils reviennent ! Comment, donc, opérer quand les conditions classiques, idéales, de l’analyse ne sont pas présentes ? De quoi s'agit-il ? A quelle place est-on mis ? Comment s’y prendre pour ne pas en rester à ça (pour les patients qui pourraient, un jour, être capables de parler) ? Il semble que la subjectivité contemporaine appelle à des entretiens préliminaires prolongés. Il s’agit d’un temps nécessaire pour instaurer un transfert analytique, temps nécessaire pour que les patients apprennent à parler un peu, apprennent ce que c’est que de s’adresser à quelqu’un, apprennent ce que c’est qu’une parole qui engage, temps nécessaire pour que quelque chose de leur réalité psychique s’inscrive.

Ce temps là, je le trouve particulièrement long aujourd’hui. ça peut durer plusieurs années.

 

Ceci était déjà pointé par Freud et Lacan.

 

Je cite Lacan, dans la direction de la cure : "Je dis que c’est dans une direction de la cure qui s’ordonne, comme je viens de le démontrer, selon un procès qui va de la rectification des rapports du sujet avec le réel, au développement du transfert, puis à l’interprétation, que se situe l’horizon où à Freud se sont livrées les découvertes fondamentales, sur lesquelles nous vivons encore concernant la dynamique et la structure de la névrose obsessionnelle."

 

Autre citation, dans le séminaire l’Angoisse, leçon du 12 juin 1963 : “ Le symptôme n’est constitué que quand le sujet s’en aperçoit, car nous savons, par expérience, qu’il est des formes du comportement obsessionnel où le sujet, ce n’est pas seulement qu’il n’a pas repéré ses obsessions, c’est qu’il ne les a pas constituées comme telles, et le premier pas, dans ce cas, de l’analyse, est que le symptôme se constitue dans sa forme classique [...]pour que le symptôme sorte de l’état d’énigme qui ne se serait pas encore formulée, le pas n’est pas qu’il se formule, c’est que, dans le sujet, quelque chose se dessine dont le caractère est qu’il lui est suggéré qu’il y a une cause à ça. [...] Cette dimension, qu’il y a une cause à ça, [...] cette rupture est cette complémentation nécessaire pour que le symptôme, pour nous, soit abordable.”

 

“Pour que le symptôme, pour nous, soit abordable”. C’est-à-dire qu’on puisse commencer à en parler. Cela pose la question de la structure de la parole relative à ce temps au niveau duquel les symptômes peuvent ne pas être abordables. Quelle est la structure de la parole d’un face-à-face imaginaire ?

 

Je reprend le fil des séances d’Elsa avec sa patiente schizophrène.

 

Pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien entre nous ? Elsa obtient le nom de la maîtresse, puis traverse la pièce pour s’asseoir à côté d’elle, avec une feuille et un crayon. Le regard de la patiente émerge. Alors, elle dit “je ne l’aimais pas, elle souriait tout le temps, c’était bizarre, c’était hypocrite”. Notons que c’est le changement de place qui déclenche le surgissement de cette phrase.

 

Je parle du divan à une patiente. Elle refuse de s’allonger. Mais me dit la séance d’après qu’elle s’est imaginée à d’autres endroits dans le cabinet que face à moi. Notamment 2 : assise par terre, sous mon regard, comme une enfant, et assise sur le divan, regardant donc dans le même sens que moi. Ces différentes places ne sont pas équivalentes : le face à face, le côte à côte, elle assise par terre, ou encore elle sur le divan. Il serait intéressant d’essayer d’identifier la structure qui est rattachée à ces différentes places, car nous savons à quel point le changement de place a des effets sur ce qui peut se dire. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire en face à face. Mais à côté, oui. Ou sur le divan.

 

Là pour cette patiente schizophrène, c’est dans l’à côté que ça surgit.

 

Il y a un transfert sur la maîtresse, depuis longtemps, mais dont elle ne peut rien dire. Je trouve ça très juste que de le traiter comme un équivalent hallucinatoire, autour duquel il faut construire. Qu’est-ce qui peut se dire ? Qu’est-ce qui, de ce réel, peut se dire ? La séance vient interroger cette dimension là.

 

Alors, tu essayes de construire des oppositions signifiantes. La maîtresse est petite ou grande, cheveux courts ou cheveux longs… Tu écris sur la feuille. Pourquoi y aurait-il quelque chose entre nous plutôt que rien ? Ce qu’il y a entre vous, c’est la feuille. Un lieu réel au niveau duquel il y a … des signifiants. Toi, rapidement, tu deviens une pure image. Tu as des lunettes, tu ressembles à Sibylle Trelawney, puis tu es énigmatique, elle adore ce mot… Une question : énigme est il un signifiant du transfert ? La séance d’après y répondra, quand elle te dira : selon les moments, je ne vous aime pas. Entre l’énigme, qu’elle adore, et l’haine igme, donc. Une question m’est venue : y avait-il la feuille entre vous à cette séance d’après ?

 

Je mets en série avec mon patient schizophrène, Mathieu. Je reprends le verbatim de la fin des séances : même s'il n'y a pas de lien visible, il y a quand même un lien de parole entre nous. J'ai un néologisme qui me vient pour définir cela : je dirais que l'on « discrute ». Plus que discuter, dans « discruter », il y a « scruter ». Quand on est dans l'obscurité, on scrute pour essayer d'y voir quelque chose, de comprendre où l'on est. Du coup, « discruter » ce serait parler dans le but de résoudre une énigme, de répondre à un problème essentiel en fait.

 

On entend bien que ce qu’il y a entre nous, là, ce sont les mots. Ce n’est qu’en ayant affaire à un petit autre que Mathieu peut articuler son énigme, en tant que c’est le partage qui permet de la faire consister. Je cite Lacan “Les difficultés que nous, analystes, avons rencontrées dans le champ de la relation intersubjective, pour peu que nous prétendions rendre compte de la façon dont la fonction du signifiant s’immisce originellement dans cette relation intersubjective”. Cette dimension d’immiscion de la fonction du signifiant dans la relation intersubjective, elle se passe dans le réel avec les psychotiques, je trouve que ces deux cas le démontrent particulièrement bien. On peut aussi entendre l’hallucination auditive à ce niveau là, c’est éventuellement une hypothèse à développer. Nicolas Dissez parlait ces dernières années de la question d’un réel en partage dans la pratique avec les psychotiques. Là, ces deux cas pointent qu’il s’agit exactement du point où le signifiant creuse son trou dans le réel. Je retrouve là ton signifiant, trou : pourquoi y aurait il un trou plutôt que rien ? Le trou, c’est l’articulation des registres du symbolique et du réel. Mais ça ne tient que si l’imaginaire se noue également. C’est à dire que l’axe a-a’ est suffisamment solide. Avec d’éventuelles déclinaisons, je reviens à cette question de la diversité des places.

 

De quoi s'agit-il de prendre acte, si ce n’est que ce que Freud avait repéré comme une paranoïa dirigée, comme le blabla psychanalytique, suppose une articulation des registres opérante ? L’interlocution analytique est une situation idéale qui suppose une articulation des registres. Alors, Elsa questionnait ce qu’on pouvait appeler clinique de l’articulation des registres, au delà de la clinique de l’articulation du symbolique. Ma question c’est : qu’y a-t-il au delà de la clinique de l’articulation du  symbolique, et qu’y-a-t-il en deçà ?

 

Les deux cas de psychose dont je viens de parler témoignent du fait qu’il s’agit d’une clinique de l’articulation des registres. Il n’y a pas de clinique de l’articulation du symbolique. Je ne sais pas si c’est pertinent de qualifier ça d'au-delà, c’est juste une autre dimension. La structure de la parole n’est pas la même : si un lieu de l’Autre est créé, il n’est pas situé au delà du praticien, mais entre le praticien et le patient : ce sont les signifiants sur la feuille, ce sont les mots de la discrussion.

 

En revanche dans la clinique des névroses, par exemple concernant le type de patients dont j’ai parlé au début de mon propos, je dirais qu’au début on se trouve en deçà d’une clinique du symbolique. Parce qu’il n’y a pas que l’imaginaire de la relation spéculaire qui viendrait faire obstacle à la parole pleine, il y a vraiment un type de rapport contemporain à l’image qui a des effets massifs sur la capacité d’un sujet à parler, et à s’engager dans une parole. Il y a un nouage de l’imaginaire et du réel, qui n’est pas facile à désarticuler pour pouvoir aborder la question du nouage du symbolique avec le réel, c’est à dire du symptôme. Lacan disait l’acting-out c’est le transfert sauvage, le transfert sauvage, comment le domestiquer ? Il me semble que c’est tout l’enjeu du début de ces cures.

 

J’en profite pour poser une question : devrait-on se pencher davantage sur la nécessité d’un retour à Lacan ? Beaucoup de témoignages circulent sur la pratique qu’il avait, beaucoup d’anecdotes étant tout à fait surprenantes. Pour n’en citer que quelques unes : se mettre à rire à gorge déployée quand un patient obsessionnel lui répétait, une fois de plus, la même chose, se mettre à parler pendant la séance avec une toute petite voix aigüe, ou encore dire à une patiente arrivant trempée à sa séance “oh la la, vous êtes toute mouillée ! Venez par là”. Parfois, on se dit même que c’est trop, ça en devient gênant. Il ne s’agit pas d’avoir la même pratique que Lacan, ou de jouer à Lacan. En revanche, il s’agit d’entendre qu’il y a une béance entre sa pratique telle qu’on en a des échos, où on entend à quel point Lacan pouvait jouer de son corps, de sa voix, de son image dans la cure, et la pratique de beaucoup d’analystes dits lacaniens qui consiste à se taire, à attendre le signifiant, et à uniquement opérer dans la dimension de dire oui oui au bon moment. Je crois que cet écart doit vivement nous interpeller, et cette histoire de clinique des registres l’interpelle, d’où sa grande préciosité.

 

Alors, pourquoi y-aurait-il un trou plutôt que rien ? Quelle est la différence entre un trou et un vide ? Un trou, ça a été creusé. Et dans le trou, le vide s’oppose au plein, opposition signifiante fondatrice des sociétés humaines. La clinique de la vérité se situerait elle au niveau du trou ?

 


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