Clinamen

 


                                                                      Clinamen

                                                                      par Elsa Caruelle-Quilin (psychanalyste)

 

 

            Il « analyse », comme on dit, le film « Eyes wide shut » de Stanely Kubrick : « non mais quand même, j'espère que c'est pas vrai que le sexuel n'est qu'un bouche trou... qu'autrement il n'y a que la nuit  tout autour... dégoulinante... parce que si c'est ça, franchement, on est mal barré ! ». Nous rions, c'est la fin de la séance. Après la coupure donc, lui encore : « non mais vous riez, c'est parce que c'est votre métier, mais, moi, il faut que je vive avec ça, maintenant !». Il ri, encore, il sort.

 

            Le rire donc, encore une fois (voire travaux précédents, « fou rire » ). Ici le rire comme expérience ironique.  On entend, à même le transfert de cet analysant, la cure comme pratique ironique : « vous riez parce que c'est votre métier ».Je vous cite le très beau texte de Miller sur la clinique ironique : « Que dit l’ironie ? Elle dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie (...) Si nous arrivions à guérir la névrose par l’ironie, nous n’aurions pas besoin de l’entretenir par la psychanalyse ».

 

            C'est cru ce mot « dégoulinante », c'est un mot qui n'est pas sans écho avec d'autres séances à lui, parfois même d'autres séries de séance, où la parole se noie, où la parole se liquéfie, où la parole se déverse dans une métonymie dégoulinante, sans coupure, sans bord, sans trou.  Qu'est ce qui fait dans ces séances-là « que le symptôme qui est « parlé » dans l'analyse recouvre le symptôme qui est « tu ». C'est ce dernier qui met en jeu son corps comme hors signifiant »[1]. Qu'est-ce qui fait, à contre-courant d'une pratique ironique donc, que nous faisons alors l'expérience de ce que Freud appelait une analyse infinie ? Autrement dit, qu'est ce qui fait que, très concrètement, le symbolique déborde, que le symbolique outrepasse le réel, ce que Lacan appelle un lapsus de nœud ?

 

            Le lapsus de nœud à lieu dans la séance. Entendre cet empiètement du symbolique à même le transfert, relève à mon sens d'une clinique des registres, en tant qu'il s'agirait d'écrire, à même la cure donc, le surplomb du réel sur le symbolique (de réparer le lapsus de nœud). La question me travaille tant et si bien que j'en parle à une collègue et amie. Je lui dis comme ça, sans réellement m'entendre sur le coup : « dans ces moments là, ce que nous perdons, c'est le rire ».

 

            Si cette phrase se découpe, c'est rétroactivement, depuis l'après-coup de la séance qui suit. Lorsque j'ouvre la porte, l'analysant sursaute : « Vous m'avez fait peur ! ». Je répond du tac au tac, sans y penser, par association libre en quelque sorte : « Et ben, ça commence fort aujourd'hui ! ». Le rire éclate entre nous. Je me souviens seulement alors que, quelques séances auparavant, j'avais du reporter sa séance à cause d'un « problème technique » au cabinet. Il était revenu la séance suivante. J'avais ouvert, là encore, la porte. Il avait dit : « ah ben ça va... j'avais imaginé une sorte d'envahissement ! ». Ca ne m'avait pas fait rire, je n'avais pas relevé. Je n'avais pas marqué le coup du transfert. C'est là, peut-être, que nous nous étions noyés dans une parole infinie (outre-passement du symbolique sur le réel, lapsus de nœud).

            Cette séance donc, ça commence fort, c'est a dire que ça commence dans le transfert. C'est comme ça que ça finit aussi, je le cite « elle le dit pas : « je t'aime »... elle le dit pas mais dans sa voix je le sens ». (A noter qu'il ne dit pas je l'entends mais je le sens). Je lui demande ce que c'est que la voix : « c'est le corps dans le discours ». Fin de la séance (réparation du lapsus?).

 

            Un analysant parle d'une « pureté morale » à laquelle, je cite, « il tient ». Il parle d'une paranoïa assiégée à l'abord d'une rencontre amoureuse : « non mais franchement, ça me fait halluciner le discours des mecs, je trouve ça hallucinant cette consommation du corps de l'autre, cette objectification des femmes ça me fait horreur ... moi, au moins, je peux me regarder dans un miroir... je peux me regarder en face ». On entend la crudité du transfert, un transfert sous forme directe, anti-métaphorique (il se regarde, dans un miroir, en face, réellement, non pas métaphoriquement). Nous retrouvons les questions que nous avons abordé ensemble à propos d'un maniement contre-métaphorique de l'équivoque, d'un symbolique qui viserait directement le corps plutôt qu'un autre signifiant, un symbolique sous forme directe plutôt que sous forme inversée (un symbolique hallucinant pour reprendre ses mots). Il s'agirait, comme le vise le titre du bouquin d'Helène Bonnaud, de prendre le corps au mot.

 

            C'est un  autre analysant, un frère ainé, il a cinquante ans, son frère cadet est à peine deux ans plus jeune : « J'ai une responsabilité, c'est le truc du frère ainé, vous savez le truc du frère ainé ». Je lui dis « oui, le frère est né ». Je suis surprise, comme lui, par la violence de la réponse : 48 ans plus tard donc, tout son corps est brutalement secoué d'un sanglot : « je ne sais pas pourquoi je pleure... je ne sais pas ce qui était mort avant ». C'est la fin de la séance. Nous avons déjà travaillé l'éclat de rire (voir travaux précédents), lui éclate en sanglot (au sens propre). Il me semble que ça participe de la même déspecification sentimentale, au sens ou il ne pleure pas de chagrin, de haine ou d'amour : il ne sait pas pourquoi il pleure, précise-t-il, c'est un événement de corps, au delà du roman oedipien, au delà du ron-ron du symbolique (outre-passement du symbolique, lapsus de nœud), un « écho dans le corps du fait qu'il y ait un dire » (Lacan). « Je ne sais pas ce qui était mort avant » : avant la naissance de son frère ou avant l'évènement de corps dans la séance ? Qu'attendre d'un psychanalyste ? Faire résonner ou bien la vérité familiale ou bien la jouissance insue à même la séance : nous retrouvons le choix forcé de Miller dans la clinique ironique (surplomb du symbolique ou du réel).

 

            Je vous cite deux verbatim, qui ne sont pas sans se faire écho :

Celui d'une présentation clinique de Lacan, un cas de meurtre immotivé que nous avions étudié à Sainte-Anne :

Lacan « Est-ce que vous avez envie de me tuer, moi ?

Lui : non, pas du tout

Lacan : C'est embarrassant, il vous vient pas l'idée de me tuer ?

Lui : Non, Non, c'est disparu.

 

Lacan est bien embarrassé donc, comme Czermak dans le troisième entretien avec Lessavant:

 

Czermak : Tout cela me donne l’impression que je suis là comme un casse-pieds.

Lessavant: Non pas du tout

Czemak: Moi j’aimerais bien vous casser les pieds, hein

Lessavant: J’aimerais bien que vous me cassiez les pieds pour me faire trouver ce qui en moi va

pas ou ce qui pose question, mais je sais pas.

 

            La convocation d'un transfert sous forme directe, d'un transfert en quelque sorte anti-métaphorique, c'est à dire la convocation de la jouissance à même la séance plutôt que de la vérité, me semble être une question préliminaire à tout traitement possible de la jouissance, à toute écriture de ce que Lacan appelle un événement de corps, c'est à dire d'un corps ou le réel surplombe le symbolique. Quand « ça » ne se produit pas, c'est, comme le repère Lacan, bien embarrassant.

 

            Je cite un analysant, un cas non-oedipien comme nous devrions peut-être dire désormais : « L'omnipotence du concept c'est la pureté immatérielle ». L'analyste : « et la matérialité du corps ? » Lui « le corps est l'incarnation de l'impureté … la saleté ultime ».... C'est la fin de la séance.  L'analysante suivante entre, hésite : « Est-ce qu'il est possible d'ouvrir la fenêtre?... La présence olfactive du patient précédent me gène » ... L'analyste réalise, seulement là, à cause de l'interprétation contingente de cette analysante, la présence en acte dans la séance de l'analysant précédent. Le patient revient la semaine suivante : « J'imagine mon corps comme un livre dont les lettres se diluent (se dit lu?)... J'imagine mon corps comme une encre (ancre ?)... ». Peut-on imaginer écrire un corps dans la cure (articulation des registres) ? Ce que la psychose nous apprend de ce qu'on attend d'un analyste, pas seulement dans le champs des psychoses, c'est que « c'est le corps qui a toute l'importance » (Lacan, séminaire les psychoses).

 

            Un autre analysant : « Ce qui me tend avec ma mère, c'est qu'elle me mette des mots dans la bouche... j'aime vraiment pas ça ». On entend que surgit la question de l'amour, on entend à même le verbatim qu'il reçoit le symbolique de l'autre sous forme directe (la mère lui met des mots directement dans la bouche). Ce n'est pas un message sous forme inversée, c'est de la lalangue. Nous parlons ici d'un symbolique « à l'état cru », qui entre dans le corps sous forme directe. Je pense à la phrase de Lacan, « les pulsions, c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y ait un dire ». L'écho, vous le savez d'expérience, c'est un retour sous forme directe, pas sous forme inversée. Celle qui lui met les mots dans la bouche, c'est aussi, ou plutôt c'est, en acte dans la séance, l'analyste. L'analyse peut-elle viser l'évènement de corps plutôt que l'identification (à la mère) ? Autrement dit, pouvons-nous poser aujourd'hui une question : la lalangue est-elle déjà-là ? Ne faisons nous que l'exhumer dans la cure, tel l'archéologue de Freud, dans une nouvelle version de la psychologie des profondeurs, ou pouvons nous soutenir que ce qu'on attend d'un psychanalyste, c'est l'écriture d'une lalangue, l'écriture d'une autre jouissance ? J'introduis ici la contingence de cette écriture comme expérience de la cure (ici, l'intervention contingente de l'analysante suivante, après la séance). Le sinthome, chez Joyce comme peut-être la lalangue dans la cure, serait une invention, une écriture (pas une lecture donc) contingente.

            Une analysante à propos de sa mère : «  Je ne suis pas prête en en parler. Je me sens trop écorchée... déchiquetée par ce qu'elle dit.» L'analyste remarque « c'est très physique », elle répond « ma mère, c'est sûr, c'est celle qui frappe le plus profondément dans le corps ». On se berce peut-être d'illusions sur les lallations et autres mamanais, sur la prosodie mélodieuse de la mère : la lalangue frappe, non pas sur le corps mais dans le corps.  Au temps du déclin du nom du père, les piercing, les tatouages, les scarifications sont des tentatives addictives d'inscrire cette jouissance qui « défonce » les corps. Peut-on écrire cette jouissance pour qu'elle cesse de se déchainer (au sens borroméen du terme) ? C'est peut-être ce qu'on attend d'un analyste aujourd'hui.

            Un autre analysant évoque son dégout pour les « images imposées » qui surgissent au moment de l'orgasme : « ça me fait horreur... je préférerais ne plus jamais jouir que de voir ça... si mon esprit était un corps, je dis ça très concrètement, il serait lardés de cicatrices, de coupures». Pour écrire ça, l'expérience de l'analyse devrait passer du versant imaginaire au versant réel du symptôme. La version imaginaire, la jouissance qui se parle  dans une analyse, est « une défense contre la pulsion qui conduit « le moi à s'incorporer le symptôme « (Freud dans inhibition, symptôme, angoisse) »[2]. Les images imposées pornographiques pédophiles, zoophiles, homosexuelles... sont la version imaginaire d'une jouissance qui, je reprends son mot, lui fait horreur. Il préfère ne plus jamais jouir (inhibition de la version réelle de la jouissance). Je pose comme pierre d'attente l'horreur de cette jouissance à écrire, sa « monstruosité » comme dit une analysante à propos de ses crises de boulimie. Lacan a pu dire que le réel, c'est l'impossible à supporter, au delà du principe de plaisir. « L'interprétation est un dire qui vise le corps parlant et pour y produire un événement, pour passer dans les tripes disait Lacan ».[3]

            Une analysante au sortir de l'anorexie : « J'ai un rapport de haine avec mon corps ». L'analyste lui demande : avec votre corps ou avec votre reflet ? »... Elle « ben mon reflet c'est mon corps... il y aurait un autre corps ? ..... le corps vécu? ».  Le corps vécu, le corps vivant, c'est la poussée constante de la pulsion freudienne que ni l'imaginaire ni le symbolique ne parvient à tuer, c'est à dire à assouvir. « Le point vif, le point d'émergence de (…) l'être parlant (…), c'est ce rapport dérangé à son propre corps qui s'appelle jouissance »[4]. Cette analysante retrouve la sensation de faim : « mon corps parle tout seul, je n'arrive plus à le faire taire... ça me fout hors de moi » (« On jouit tout seul, toujours, pas seulement au lit » écrit Eric Laurent, c'est ça le non-rapport). On entend chez cette analysante le refus d'un autre corps que l'image, le refus d'un corps qui se jouit, d'un corps qui parle tout seul, sans Autre, acéphale, hors-sujet (hors de soi).

 

            Le vide est un signifiant maître dans les cures contemporaines, plus souvent que le manque de jadis, celui qu'inscrivait le nom du père, celui qui négativait la jouissance. Le vide sature le discours anorexique, en écho les unes les autres : « j'aime me sentir pure, me sentir vide ». Le vide rempli, aussi,  la bouche des analysantes boulimiques : les crises, je cite l'une d'elle : « ça comble un vide ». Chez les unes comme chez les autres, ça parle d'un corps vide d'organe, un syndrome de Cotard en quelque sorte, dans une autre structure que la psychose. Au delà de l'image comme au delà de l'organisme, il y a ce vide sans remède, il y a l'angoisse et son écriture, la pulsion. « Lacan ne dit pas que le corps parlant est un mystère, mais que le réel est le mystère du corps parlant »[5].

« A quoi ça sert, de parler dans le vide ? » demande cette même analysante boulimique : le mot « vide » se déplace, change de registre, surgit soudain à même le transfert.

            Ecrire ce vide pour qu'il cesse de se répéter encore et en corps, écrire ce mystère du corps parlant, c'est peut-être ce qu'on attend d'un analyste. 



[1]   Le corps pris au mot : ce qu'il dit, ce qu'il veut, Hélène Bonnaud, 2015, éditions Navarin, p 68

[2]   Le corps pris au mot : ce qu'il dit, ce qu'il veut, Hélène Bonnaud, 2015, éditions Navarin, p 31

[3]   L'inconscient et le corps parlant, Miller

[4]   Séminaire … Ou pire, Lacan, 1971

[5]  Les énigmes du corps parlant, Nicole Borie, 2016

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